Désigné comme un « bon à rien » dans sa famille puis à l’école, Yazid a trouvé dans la bande de jeunes « voyous » un moyen d’exister et d’être valorisé.
Après quinze ans de vols et braquages, il est devenu animateur social, puis consultant en prévention urbaine. Il interpelle institutions et professionnels sur la nécessité d’entendre l’appel au secours des jeunes délinquants des quartiers.
Pourriez-vous décrire comment vous viviez avant d’avoir affaire à la justice ? Est-ce que vous aviez des problèmes familiaux, sociaux, économiques… ?
Dans ma famille, nous étions sept enfants, j’avais trois frères et trois sœurs. Je suis le seul à être devenu délinquant, à avoir risqué ma vie. J’étais le moins aimé, en tout cas je me suis mis dans la tête que mes parents préféraient mes frères et sœurs.
Les deux aînés étaient les plus valorisés, et puis le frère qui est arrivé dix mois après ma naissance était handicapé, mes parents se sont donc plus occupés de lui. Tous me renvoyaient une image négative, ils disaient que j’étais le bon à rien de la famille.
J’ai donc eu tendance à traîner en bas de l’immeuble de notre cité du Val-Fourré à Mantes-la-Jolie. Les jeunes de mon âge que je retrouvais dans le hall étaient déjà dans un parcours délinquant. Ils vivaient la même situation dans leur famille, ils se sentaient stigmatisés comme « l’enfant mauvais ».
A l’école, j’allais les retrouver au fond de la classe : ils n’écoutaient pas, je n’écoutais pas ; ils foutaient le bazar, je foutais le bazar.
J’ai redoublé le CE2, puis le CM2, je n’avais pas le niveau pour aller au collège et j’ai été envoyé en sixième en classe de transition, où se retrouvaient tous les « voyous » du coin. Je me suis mis dans la tête que j’étais un mauvais, et je me suis comporté comme tel. Comme délinquant, je devenais enfin quelqu’un, j’étais valorisé dans la bande, et même dans le quartier.
Comment étiez-vous valorisé dans le quartier ?
Comme un caïd, un dur, quelqu’un qu’on respecte. Le problème dans les quartiers, c’est aussi qu’on donne une image positive des voyous, dans les films qu’on regarde aussi ! Et même si c’est aussi un appel au secours, une façon de dire « j’existe, occupez-vous de moi », personne ne le voit de cet œil.
Il y avait aussi une sorte de compétition dans la bande : pour monter dans la hiérarchie, il fallait faire pire que les autres. Je me suis ainsi embarqué dans un parcours délinquant, depuis l’âge de 15 ans jusqu’à 30. Mon métier, c’était voleur, j’avais décidé de gagner ma vie en volant les autres.
Il y a eu un choix personnel, une décision ?
Au bout d’un moment, oui, il y a eu une décision, mes modèles étaient Mesrine, Spaggiari… Et les grands voyous du quartier, qui ont tous fini en centrale ou au cimetière. Mon meilleur ami, qui m’a appris à voler, est mort à côté de moi quelques années plus tard d’une balle dans la tête. Les gendarmes nous ont tiré dessus après un braquage.
Moi, je n’ai fait que cinq ans de prison. Quand j’étais mineur, je ne me suis jamais fait attraper – malheureusement, quelque part. J’aurais eu besoin d’un éducateur, quelqu’un qui s’occupe de moi et se dise « il est différent de ses frères et sœurs, il doit y avoir un mal-être derrière ».
Pendant votre minorité, personne n’a réagi ?
Il m’est arrivé de me faire attraper en train de voler au supermarché, je me faisais engueuler et puis c’est tout. Je suis aussi allé quelques fois en garde à vue, mais on me relâchait et il ne se passait rien. J’ai été incarcéré pour la première fois à 18 ans.
Avec les copains, comme on ne partait jamais en vacances avec nos parents, on était pauvres, on a décidé en plein été de voler une voiture et de partir à La Baule en Bretagne [en fait en Pays-de-la-Loire, ndlr]. Mais quatre arabes dans une voiture volée, on s’est fait arrêter, direction la prison de Nantes.
Comment avez-vous vécu cette arrivée en prison ?
D’un côté, j’étais triste parce que j’ai pensé à mes parents qui allaient avoir honte. Mais en même temps, j’étais content de faire enfin partie des « durs ». J’avais mon nom dans le journal, j’existais.
Comment ont réagi vos parents ? Ils savaient déjà que vous étiez « voleur » ?
Ils savaient que je faisais des petites conneries, mais sans plus. A chaque fois, je recevais une dérouillée de mon père, qui ne savait pas parler. Les parents de délinquants que je rencontre le disent encore :
« A part taper nos enfants, qu’est ce que vous voulez qu’on fasse ? On aimerait bien déménager mais on n’a pas les moyens, c’est pas de ma faute si en bas mon fils fréquente des voyous. »
Ce ne sont pas des parents démissionnaires, mais des parents en difficulté, sachant que c’est dur d’élever les enfants dans les quartiers où la violence règne.
Quel a été l’effet de la prison dans votre trajectoire ?
Un effet criminogène, c’est clair. La première fois, j’ai fait deux mois ; la deuxième, six mois, pour cambriolage ; la troisième, un peu plus pour coffre-fort ; la dernière fois, j’ai pris quatre ans pour attaque à main armée et j’en ai fait trois.
Le milieu carcéral, c’est un peu le Pôle emploi de la délinquance, il y a tous les corps de métiers sur place : dealers, braqueurs, receleurs… Il suffit d’aller voir le bon pour perfectionner ses techniques.
Quand je suis arrivé à la prison de Chartres, j’ai raconté que je m’étais fait prendre à cause d’un signal d’alarme et les détenus m’ont orienté vers le spécialiste des alarmes : « Tu vois le petit vieux là-bas, c’est le meilleur, il va t’expliquer. »
En plus, on y croise des grands braqueurs, ce qui revient à rencontrer Zidane pour un jeune footballeur. Ils deviennent des modèles, ils nous fascinent.
Et puis il y a les conditions de détention, la surpopulation, la façon dont la justice nous traite : on ressort avec plus de haine. Le pire, c’était de partager ma cellule avec d’autres détenus. Le jour où tout le monde sera en cellule individuelle, à mon avis, il y aura moins de récidive.
Si tu n’es jamais seul, avec la télé allumée toute la journée, tu ne peux pas réfléchir sur toi-même, faire le bilan de ta vie et d’où tu en es.
Un sortant de prison, il s’est fait plein de copains délinquants, il a appris à mieux voler et il a bien plus de haine. Il est encore plus mal perçu par les gens honnêtes, et encore plus valorisé par les délinquants. Et les problèmes qu’il avait en entrant en prison sont toujours là.
Que s’est-il passé après votre dernière condamnation ?
Je devais être expulsé vers l’Algérie, mon pays d’origine où je n’avais jamais mis les pieds (je suis né en France). Mais à l’occasion de l’examen de mon cas en commission d’expulsion, j’ai bénéficié d’une mobilisation de notre commune de Mantes.
Le maire est venu à la barre, sollicité par mes frères et sœurs qui travaillaient dans le milieu associatif. Plusieurs personnes sont venues dire que je n’étais pas un « irrécupérable », mais un homme de 31 ans avec un potentiel, de l’intelligence. C’était la première fois de ma vie que j’entendais que je pouvais être un type bien, cela a provoqué un déclic.
Quel a été ce déclic ?
J’ai regardé autrement les gens « honnêtes » : ils n’aiment pas les délinquants en principe, mais là ils venaient me défendre. Nous, les délinquants, nous n’avions pas de scrupules à voler des gens qui ne nous aimaient pas. On les traitait de fayots, de bourgeois… Mais finalement, je n’ai pas été expulsé grâce à leur mobilisation en ma faveur. Du coup, j’ai décidé de tout faire pour être quelqu’un de bien, pour leur faire plaisir. Je ne pouvais pas les trahir, même si mon activité délinquante était ma passion.
Une passion ?
Prendre des risques, l’adrénaline, devenir riche en une journée… A côté des autres qui avaient du mal à payer leur loyer, un crédit à rembourser pendant vingt ans, je pouvais tomber sur une super affaire du jour au lendemain. C’est comme les gens qui jouent au loto, sauf qu’on a beaucoup plus de chances de gagner.
Et puis quand tu montes un braquage, tu es comme dans un film de gangsters, il y a de l’action, la sensation de pouvoir avec une arme… Par moments, tu deviens vraiment riche. Les voyous ont des valeurs de capitalistes : l’argent et le pouvoir. Ils ne font pas dans le social, ils ne se préoccupent pas des autres et ne pensent qu’au gain.
Même après plusieurs incarcérations, cet attrait de la délinquance ne diminuait pas ?
Non, les incarcérations, c’étaient mes « accidents de travail ». Elles me servaient à comprendre pourquoi je m’étais fait attraper : une sorte d’« analyse de la pratique » avec quelques experts, pour ne pas commettre les mêmes erreurs la prochaine fois. J’assumais de tomber, je disais à ceux qui pleuraient sur leur sort qu’ils n’avaient qu’à pas faire de conneries.
Avec le recul, vous pensez que vous n’aviez pas d’autres moyens que la délinquance pour trouver votre place ?
Avec l’absence de place dans ma famille, l’échec scolaire, le sentiment d’être un nul, et la délinquance à portée de main dans mon quartier, je n’ai pas vu d’autre issue. Je le vois comme un choix par défaut. Il y avait une forte pression : si je voulais marcher avec la bande, j’étais obligé de voler pour être accepté. En plus, je les voyais s’enrichir facilement, ce qui est tentant quand tu es pauvre. Ils étaient roulaient en BMW, alors qu’ils avaient bac moins dix !
Je crois que je me suis retenu pendant un moment, et puis j’ai franchi le pas, je ne voulais pas être un clochard honnête. Une fois dedans, j’ai apprécié le milieu, me suis fait de vrais amis…
Qu’est-ce qui vous a manqué dans votre parcours, de quoi auriez-vous eu besoin ?
J’ai manqué de parole et de rencontres positives. Dans ma famille, on ne parlait pas, même de mes conneries. A l’école, j’aurais aimé qu’un prof voit que j’étais en difficulté, mais pas un nul. Au tribunal, j’aurais eu besoin d’être écouté, alors qu’on nous juge en cinq minutes sans nous connaître. En prison, on n’écoute pas non plus les détenus, qui auraient plein d’idées pour réformer la détention.
J’avais besoin que quelqu’un voit que derrière mon image de dur, j’étais en souffrance. Il faudrait à un moment que les parents, les profs, les policiers, les juges, les politiques puissent entendre la délinquance comme un appel au secours.
La question à se poser face à la délinquance serait : « Comment peuvent-ils exister autrement ? » Dans ma jeunesse, les seuls qui me reconnaissaient, c’étaient les voyous : la bande me protégeait et me permettait d’exister.
Qu’est devenue votre vie une fois que vous avez décidé de mettre un terme à ce parcours délinquant ?
La première année, j’étais assigné à résidence et j’avais interdiction de travailler (ayant une procédure d’expulsion en cours). Grâce au soutien du maire, la Mission locale m’a proposé de tenir leur comptabilité, car j’avais passé un CAP en prison. Le directeur me donnait de l’argent de poche pour compenser l’absence de salaire. Cet homme a été un père pour moi, nous parlions beaucoup et il me soutenait.
Au bout d’un an, j’ai pu avoir mes papiers. J’avais très envie d’aider des jeunes en difficulté et je suis devenu animateur dans une Maison des jeunes, puis le directeur, après avoir passé un brevet de technicien en animation. J’ai repris des études, j’ai pu passer une licence en sciences de l’éducation (avec mention très bien !).
A présent, je donne un cours sur les politiques de prévention de sécurité en master à l’université de Nanterre. Je suis aussi « consultant en prévention urbaine », intervenant dans des écoles de travail social, de commissaires de police, de surveillants de prison…
Plutôt que de vendre de la peur, j’explique que ce n’est pas avec plus de prisons, de caméras, de policiers qu’on résoudra les problèmes de délinquance. Cela passe par le « mieux vivre ensemble », le relationnel, l’éducatif. Je témoigne du fait qu’on peut avoir été délinquant et changer, quand le regard posé sur vous change.
Je fais aussi de la « médiation nomade » : avec un camion, on s’installe le soir dans les quartiers de 19 heures à minuit, à l’heure où seul le commissariat de police est ouvert.
Je mets de la musique, je fais du thé à la menthe, les jeunes des halls viennent nous voir… Et la parole devient plus forte que la violence. Des bénévoles, assistantes sociales, éducateurs, parfois des policiers en civil viennent m’aider.
Une des clés, pour que les jeunes s’en sortent, c’est de créer de belles rencontres, parce que souvent ils n’en font que de mauvaises.
Est-ce que vous êtes plus crédible auprès des jeunes de par votre expérience ?
Je suis plus crédible pour tous, parce que je connais le monde d’en face. Dans mon CV, j’ai écrit : quinze ans de délinquance, cinq ans de prison. Entre un sociologue et moi, certains préfèrent me faire intervenir parce que mon vécu est plus parlant, j’ai une vision plus précise des besoins.
Par exemple, j’ai accepté la direction de la Maison des jeunes, à condition d’ouvrir la nuit et le week-end. Il est aberrant de faire les horaires de la Sécurité sociale dans une MJC : les jeunes ont besoin de trouver un lieu ouvert quand ils sont livrés à eux-mêmes et que tout est fermé.
Les statistiques montrent bien que les périodes où il y a le plus de problèmes dans les quartiers, de violence, d’accidents de la route, de toxicomanie, de suicide, sont la nuit et le week-end.
Quels sont vos projets ?
Faire bouger les politiques, mais c’est le plus difficile ! J’aimerais recruter dans les prisons parce qu’il y a plein de mecs comme moi qui ont de la bouteille, sont issus des quartiers, connaissent les jeunes, n’ont pas peur d’aller au contact. Il leur manque juste une formation, d’animateur, de médiateur ou d’éducateur.
J’ai écrit un projet en ce sens au ministère de la Justice visant à ouvrir un centre de formation en prison à l’accompagnement des jeunes dans les quartiers, mais on ne m’a jamais répondu. C’est un gâchis de ne pas écouter davantage la parole d’anciens détenus.