Ses yeux noirs pétillent de fierté sur un visage abîmé prématurément. « Ça fait onze ans que je n’avais plus de compte en banque », insiste Stéphane, 44 ans. Le rendez-vous a été pris à La Poste de Coucy-le-Château-Auffrique (Aisne), à trois kilomètres de la ferme de Moyembrie où il est « résident ».
Arrivé le 17 août du centre pénitentiaire de Château-Thierry, Stéphane n’en a pas fini avec sa peine ; sa levée d’écrou est programmée pour le 7 juillet 2017. Mais ici, ni barreaux aux fenêtres ni surveillant, pas même de système électronique de contrôle des allers et venues pour s’assurer qu’il ne sort pas des vingt-cinq hectares de la ferme. Un franchissement de cette limite virtuelle signerait son évasion et un retour immédiat en prison.
Ils sont dix-huit hommes à travailler la terre dans ce vallon bucolique de Picardie, à ramener les chèvres des pâturages avant le lever du soleil pour la traite ou à travailler à la fromagerie.
Ils bénéficient d’un aménagement de fin de peine décidé par la justice et sont placés ici, pour la plupart, pour six mois ou un an. « On est là pour réduire la hauteur de la marche entre la prison et la sortie », résume Simon Yverneau, l’un des six salariés de Moyembrie, ex-cadre en marketing reconverti dans le maraîchage.
Un silence « anormal »
La préparation à la sortie reste le maillon faible de la prison française. Le garde de sceaux, Jean-Jacques Urvoas, l’a reconnu, le 20 septembre, en annonçant, en marge d’un plan massif de constructions de cellules, la création de « quartiers de préparation à la sortie », sans en préciser les contours.
Pour Nasser, la première surprise en arrivant ici a été le silence. Finis le bruit incessant des clés et des grilles qui claquent dans les coursives, les cris et les coups dans les portes. Tous expliquent d’ailleurs leur difficulté les premières nuits à trouver le sommeil à cause de ce silence « anormal ». Leur chambre n’est guère plus grande que la cellule qu’ils occupaient, mais ils en ont la clé et les fenêtres s’ouvrent sans entrave sur la campagne.
Le travail aux champs est rude. Ce matin, à 7 h 45, les consignes sont données à l’équipe qui va désherber les rangs de rhubarbe et d’oseille et la serre aux fraises. Une autre équipe ira planter la mâche en plein champ. Ni désherbant, ni pesticide, tout est certifié bio.
Car la production est vendue à plusieurs Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) auxquelles 140 paniers sont fournis chaque semaine. « Ce n’est pas un travail occupationnel, on vit de ce qu’on produit », justifie Eric de Villeroché, président de l’association qui gère la ferme.
Contrat d’insertion
« Ça fait bizarre la première fois de marcher dans des trous et des bosses avec de grosses chaussures après n’avoir connu que du plat, en baskets. » Bruno, 59 ans, n’a jamais bénéficié de permission de sortie pendant ses sept ans de détention, ni même à la ferme où il travaille depuis un an, car il n’a pas de famille pour l’accueillir.
Il jubile à l’approche de sa levée d’écrou, dans quelques jours. « Je vais me prendre un week-end », triomphe-t-il. Mais il reviendra le lundi à son poste de responsable de la serre chaude, celle où l’on fait les semis, car son contrat ne se termine qu’en novembre.
Tous ont un contrat d’insertion avec obligation de travailler de 8 heures à midi, cinq jours sur sept, pour un salaire de 680 euros par mois. Après prélèvement d’un loyer, et souvent d’une somme destinée au fonds chargé d’indemniser les parties civiles, il leur reste quelques centaines d’euros.
« La première chose qu’ils achètent, c’est un téléphone et un abonnement Internet », assure Michèle Dufour, à la fois comptable de la ferme, mère poule et confidente de ces gueules cassées de la vie. Bruno a trouvé son point de chute. Il ira travailler au Relais (récupération de vêtement), à Soissons.
Relations de confiance
L’objectif de la ferme de Moyembrie est de « réapprendre la liberté, et de préparer la réinsertion professionnelle et sociale », explique M. de Villeroché, retraité, passé par la présidence du Secours catholique de l’Aisne après avoir été dirigeant d’Agefos PME (formation professionnelle).
« Le travail permet de les responsabiliser et d’établir des relations de confiance », confirme Nathalie Coupin, encadrante de l’élevage. « Il faut pouvoir compter les uns sur les autres quand il faut se lever en pleine nuit pendant la saison des naissances ». Ce printemps, plus de trente chèvres ont mis bas.
Il y a aussi des ratés. « La semaine dernière, ils m’ont piétiné trois rangs de radis noirs en les désherbant, se désole Simon qui relativise aussitôt : Aucun gars ne fait deux saisons, le droit à l’initiative et à l’erreur sont importants. Mon job, ce n’est pas d’en faire des maraîchers, mais de les aider à faire des choix. »
Et comme la nature a le dernier mot, cela rend humble. La récolte de pommes de terre a été de 2,5 tonnes cette année, en raison des pluies exceptionnelles du printemps, contre plus de 20 tonnes en 2015…
« Peur de la liberté »
La dynamique de Moyembrie tient sans doute aussi à l’esprit qui anime l’association. Les six employés touchent le même salaire et les décisions sont prises collectivement avec les bénévoles. Les résidents ont aussi leur mot à dire sur le fonctionnement à l’occasion d’une réunion hebdomadaire.
Ce midi, Francis, un ancien résident, est passé partager le repas dans la grande salle à manger et il a donné de ses nouvelles. Il est au chômage, deux ans après son passage à la ferme, « mais, à 56 ans, après un trou de dix ans sur un CV, que voulez-vous, c’est pas si mal ».
Franck, lui, ne veut plus quitter ce cocon. Arrivé le 10 février après six ans de prison, il est « désécroué » depuis le 14 septembre. « C’est passé trop vite », se désole-t-il tout en se concentrant sur les graines d’épinard qu’il sème une à une.
Cet ancien brancardier de 51 ans a demandé au juge d’effacer trois mois de remise de peine, mais il a refusé. « J’aurai dû faire une bêtise pour rester », s’offusque-t-il, la tête baissée. Alors qu’il ne sait ni lire ni écrire, il dit avoir « peur de la liberté ». Son contrat à la ferme se termine le 31 octobre. « Je n’ai plus personne dehors ».
Son angoisse est de rater un rendez-vous à Laon où il devra aller en train pour honorer un suivi judiciaire pendant cinq ans avec une obligation de soins. « Je fais comment pour lire les panneaux ? Et si je me retrouve à Bab El Oued ? Si j’en manque, j’en reprends pour trente-six mois fermes ».
« Infantilisés en prison »
Ici, Margareth Bruneel s’occupe de tout pour eux : obtenir les papiers d’identité, la carte vitale, la demande de couverture médicale universelle, les rendez-vous chez le juge, le dentiste et l’ouverture du compte en banque.
Elle tient le planning car pour chaque rendez-vous, il faut prévoir un accompagnant, salarié ou bénévole. « En prison, ils sont infantilisés, on leur ouvre même les portes, mais ici, je trouve qu’on leur fait encore beaucoup de chose », analyse Philippe De Bock.
Lui est pourtant à Moyembrie depuis onze ans, comme résident puis comme salarié. « J’avais peur que tout le monde dehors voie une étiquette “taulard” sur mon front », explique cette grande gueule de 57 ans, pourtant peu impressionnable.
Il est chargé de l’atelier et de l’entretien des bâtiments. « J’avais une maison et ma femme qui m’attendaient à quelques kilomètres, mais je suis resté dormir ici pendant deux ans avant d’arriver à rentrer chez moi le soir. Se réhabituer à la vie de couple, ce n’est pas facile. »
Daniel, l’un des veilleurs qui assurent la garde du lieu les nuits et les week-ends, est un ancien résident lui aussi. « Ils vous respectent car ils savent par où vous êtes passé, et je comprends plus facilement certains écarts », dit-il. L’alcool est par exemple interdit, mais semble rester un problème important et difficile à gérer.
« Le logement, le socle de tout »
« C’est un peu la prison quand même, rappelle Jacques, on ne fait pas ce qu’on veut. » Râleur, mais fier d’avoir proposé de cultiver des melons, une première ici. « On en fait 300 ! » « Les situations changent très vite, on peut passer une très belle journée, et tout d’un coup ça bascule parce qu’il y en a un qui pète les plombs », raconte M. de Villeroché.
Certains rechutent, commettent un délit ou s’évadent. « Trois sont retournés en prison depuis le début de l’année, constate-t-il, presque blasé par ceux qui ne saisissent pas leur chance. En revanche, pas un ne sort sans logement, car c’est le socle de tout. »
La ferme est tenue d’établir des statistiques pour le ministère du travail qui finance les contrats d’insertion. Trois mois après leur départ, 58 % des ex-résidents sont classés dans les « sorties dynamiques », c’est-à-dire avec un contrat à durée déterminée, un contrat aidé du secteur non marchand, un contrat d’intérim ou une formation qualifiante.
Ce matin, Jonathan, le plus jeune, 24 ans, et le dernier arrivé, le 14 septembre, est tout heureux car il n’a que dix minutes de retard à la chèvrerie. « J’y arriverai », clame-t-il. « Je le savais », lui rétorque l’encadrante.
Retrouvez l’article sur Le Monde.fr