Article de Laurence Neuer, publié sur lePoint.fr, le 01 septembre 2009
Depuis qu’il a été créé, en 1810, le juge d’instruction a fait son temps. De « Bruay-en-Artois » à « Outreau », l’image de ce garant de l’équilibre des forces dans l’arène judiciaire s’est progressivement ternie à coups d’erreurs et d’abus.
Que fait le juge d’instruction ?
Le plus gros des affaires pénales (95 %) est traité par le parquet qui a « l’opportunité des poursuites » : décider de poursuivre ou de classer l’affaire. Une alternative que n’a pas le juge d’instruction, qui déclenchera systématiquement une enquête sur plainte d’un justiciable qui prétend avoir été victime d’un crime ou d’un délit. Le juge d’instruction instruit les affaires les plus complexes et les plus graves (assassinats, viols…), concrètement 5 % des crimes et délits commis sur le territoire. Il rassemble et examine les preuves avec le concours de la police judiciaire. Il procède à des perquisitions, écoutes téléphoniques, auditions. Il confronte les thèses en présence, entend les parties et témoins. Bref, il instruit, à charge et à décharge ; il est à la fois juge et enquêteur. Il peut mettre un suspect en examen et présenter au juge des libertés et de la détention une demande d’incarcération. Les avocats peuvent intervenir tout au long de son enquête. L’instruction s’achève soit par un non-lieu (pas de procès) soit par un procès devant le tribunal correctionnel ou la cour d’assises. Pour temporiser les pouvoirs du juge d’instruction, on a créé le « juge des libertés et de la détention », chargé de statuer sur le placement ou non d’une personne en détention provisoire, et la chambre de l’instruction, très vite surnommée « chambre de la confirmation » dans le but de « contrôler » les décisions du juge d’instruction.
» Pour » ou « contre » la suppression du juge d’instruction
Le rapport du magistrat Philippe Léger, remis le 1er septembre à Nicolas Sarkozy, prévoit de confier les pouvoirs d’enquête du juge d’instruction aux procureurs, dépendant hiérarchiquement du ministre de la Justice, et ceci, sous le contrôle d’un « juge de l’enquête et des libertés ». Ce dernier serait notamment chargé d’arbitrer entre le parquet et la défense.
« Comment ne pas voir que le mélange qui le caractérise – un juge dominateur, une longueur et un rythme interminables, un secret (même quelquefois relatif) – entraîne des conséquences néfastes pour une bonne administration de la justice ? », écrit l’avocat général à la cour d’assises, Philippe Bilger, sur son blog. « Plus on monte avec un rythme soutenu vers la transparence, plus on augmente les chances de la justice de n’être pas dévoyée, grignotée par les médias, sujette au soupçon et, en définitive, condamnée. »
La réforme fait, en revanche, grincer les dents de nombreux juristes, dénonçant les risques d’inégalité des armes entre les justiciables et l’administration. « Le juge d’instruction est un détective public gratuit, le nerf du procès va devenir l’argent », s’alarme le professeur de droit Philippe Conte. Robert Badinter, quant à lui, craint un face à face « pot de terre contre pot de terre » et préconise de placer la police sous le contrôle de l’autorité judiciaire et pas seulement du ministère de l’Intérieur.
Dérives à l’américaine
Autre point qui préoccupe les avocats : les risques d’erreurs judiciaires, comme il en existe outre-Atlantique. « Aux États-Unis, 68 % des condamnations à mort sont réformées en appel. » Quant aux puristes de la vérité judiciaire, la séparation des pouvoirs est essentielle. « La reconstruction de l’architecture de la procédure pénale suppose avant tout de séparer les juges qui jugent des magistrats qui accusent », souligne l’avocat Daniel Soulez-Larivière. Abandonner l’enquête au parquet ouvre en effet la porte à une mainmise de l’exécutif sur la justice, comme le dénoncent les opposants à la réforme. « Il ne faut pas se leurrer, note Geneviève Giudicelli-Delage, professeur de droit pénal comparé à Paris I. C’est en fait à la police que seront confiés ses pouvoirs d’enquête, et la police dépend du ministère de l’Intérieur. » Pour l’association UFC Que choisir, supprimer le juge d’instruction revient à priver les justiciables de cette précieuse porte d’entrée dans le prétoire. « Il ne resterait au consommateur victime de pratiques déloyales que la possibilité de saisir le juge pénal par le biais de la citation directe. Mais cette option est rarement utilisée, car elle suppose d’avoir réuni au préalable toutes les preuves nécessaires afin que le juge puisse apprécier les faits directement. Cela requiert des moyens d’investigation considérables que les citoyens n’ont pas à leur disposition. »
Tour d’Europe de l’enquête
L’examen par le Sénat des procédures pénales allemandes, anglaises, espagnoles, italiennes, néerlandaises et portugaises montre dans ces pays l’importance grandissante du ministère public. L’Espagne et la Belgique sont les seuls pays à avoir conservé un juge d’instruction, mais des projets visent à le supprimer. Comme en France, les magistrats du parquet (procureurs et substituts) sont sous l’autorité du ministère de la Justice. Les magistrats du siège (les juges) sont théoriquement indépendants.
L’Allemagne et l’Italie ont supprimé leurs juges d’instruction, respectivement depuis 1975 et 1989. Dans les deux cas, le parquet et la partie privée mènent leurs enquêtes chacun de leur côté, mais il existe toujours un juge pour rétablir l’équilibre. La compétence du ministère public allemand a été étendue. Il enregistre les plaintes, détient le monopole des poursuites et dirige l’enquête de police, à charge et à décharge, sous le contrôle d’un magistrat. Il dépend de l’exécutif, bien qu’autonome dans ses fonctions. Même chose en Italie, à part que le parquet y est totalement indépendant. « En théorie, ces systèmes semblent séduisants, mais ce n’est pas toujours le cas en pratique. En Italie, on note certaines tentatives du gouvernement actuel pour réduire les pouvoirs du parquet », observe Geneviève Giudicelli-Delage. Par ailleurs, en supprimant le juge d’instruction, ces pays ont en même temps réformé leur procédure pénale.
Au Royaume-Uni, le juge d’instruction n’existe pas. L’enquête est faite par la police, indépendante du ministre de l’Intérieur. Toutefois, le législateur britannique envisage de créer un « juge de l’enquête » chargé de contrôler la loyauté de la procédure.
Pour conclure…
Cette réforme est l’occasion de redonner du poids à la défense en permettant à l’avocat du mis en cause d’intervenir dans l’enquête (solliciter des perquisitions, interrogatoires…). En effet, note Geneviève Giudicelli-Delage, « dans 95 % des affaires, les avocats n’assistent pas aux interrogatoires ». L’avocat doit donc pouvoir s’appuyer sur un « juge arbitre » des investigations. À ceux qui s’inquiètent de voir le parquet étouffer certaines affaires, Philippe Bilger répond : « Celui qui risquerait d’étouffer une affaire dans l’oeuf serait carbonisé. Celui qui tiendrait pour bagatelle le besoin de justice de la société serait détruit. L’audience à venir éventuellement placerait au premier plan la vérité à rechercher, à révéler. »
Fait influant de cette réforme qui, on l’aura compris, aura pour effet essentiel de renforcer les pouvoirs du parquet : la confirmation possible par la Cour européenne des droits de l’homme de ce que ses juges affirmaient en mai dernier : « Le procureur de la République n’est pas une autorité judiciaire, il lui manque l’indépendance à l’égard de l’exécutif pour pouvoir ainsi être qualifié. » Comment, en effet, confier à un procureur la responsabilité de l’enquête s’il n’est pas reconnu comme juge ? L’appel est en cours.