Le ministre de l’Intérieur souhaite engager un débat sur les indicateurs de la délinquance, qui ont longtemps été l’objet d’instrumentalisation politique. Quelles sont les pistes à l’étude ?
Le sujet est sensible. Depuis des années, les statistiques de la délinquance servent d’arguments aux responsables politiques de tous bords pour instrumentaliser les questions de sécurité. Un phénomène poussé à son paroxysme lors des années Sarkozy à travers la «politique du chiffre». Au cœur de l’été, le nouveau locataire de la place Beauvau, Manuel Valls, avait fait part de sa volonté de rupture. «Les indicateurs doivent être les moyens d’une action et non une fin. Cela n’a pas grand sens de déterminer un pourcentage de baisse de la délinquance à obtenir impérativement ou un taux d’élucidation global à atteindre», avait-il expliqué.
L’ancien député-maire d’Evry semble décidé à passer à l’action. Selon les informations du Monde, Manuel Valls souhaite ouvrir «le chantier des indicateurs de la délinquance». Les services de l’administration, de la police et de la gendarmerie vont être consultés afin de «mettre à plat l’ensemble de l’outil statistique». Plusieurs syndicats d’officiers seront également reçus, le 6 septembre, pour évoquer ce dossier complexe dans un contexte «dépassionné et consensuel».
Les statistiques de la délinquance sont-elles vouées à être instrumentalisées ?
Le passage de Claude Guéant au ministère de l’Intérieur avait constitué une forme d’apothéose dans l’art de faire dire tout et n’importe quoi aux chiffres. Plusieurs fois épinglé par la rubrique Désintox de Libération, le ministre UMP s’était notamment entiché du «chiffre unique» de la délinquance, agrégat hétérogène rassemblant l’ensemble des faits constatés chaque année par la police ou la gendarmerie. Un indicateur peu pertinent, mais qui permettait à Guéant de se féliciter d’un supposé recul de l’insécurité en France.
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Depuis son arrivée au ministère de l’Intérieur, Manuel Valls n’a plus fait appel au «chiffre unique». Il a également renoncé à effectuer des comparatifs mensuels des chiffres de la délinquance, une méthode peu fiable, comme le souligne l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) dans son dernier bulletin. En cause : les mois «atypiques», où les jours de saisie sont réduits et faussent donc le jugement.
Patrice Ribeiro, du syndicat Synergie-Officiers, classé à droite, se félicite de cette décision. Le secrétaire général de l’organisation salue également la fin de la culture du chiffre, qui «confinait au ridicule et avait fini par créer un vrai malaise» au sein des effectifs. Néanmoins, affirme-t-il, «la culture du résultat ne doit pas être abjurée. Il faut savoir quel type de délinquance augmente ou diminue».
S’il estime que d’importants progrès peuvent être encore faits dans la mesure des faits de délinquance, Patrice Ribeiro ne se fait pas d’illusions : «Le politique ne peut pas se permettre que les chiffres soient mauvais. Il y aura toujours des petites astuces pour trafiquer les chiffres.» Même sentiment pour Cyril Rizk, statisticien à l’ONDRP : «Les indicateurs peuvent avoir des effets pervers, notamment en raison des techniques permettant d’améliorer cosmétiquement un résultat.»
Quelle finalité pour les chiffres ?
Gendarmes et policiers pointent unanimement le caractère absurde de la frénésie statistique. «Demander à un chef de service de remplir 20 à 30 tableaux toutes les semaines, c’est chronophage, souligne Christophe Rouget, chargé de communication au Snop-Scsi. Il faut éviter de mettre une chape administrative sur les services, car pour produire ces statistiques, il faut du personnel.»
D’autant que ces indicateurs ne reflètent pas de manière exhaustive les phénomènes de délinquance. Il existera en effet toujours un écart entre les faits commis et ceux effectivement enregistrés. Ainsi, une personne aura beaucoup plus tendance à porter plainte pour un vol de voiture ou un cambriolage que pour une agression sexuelle ou des actes de vandalisme. Pour Patrice Ribeiro, il serait donc intéressant de développer les enquêtes de victimation afin d’élargir le spectre de vision.
Autre réserve, celle sur le taux d’élucidation. «Il comprend la résolution d’actes aussi différents qu’un meurtre ou un feu de poubelle : ça ne veut pas dire grand-chose», juge Christophe Rouget. Améliorer cet indicateur n’est pourtant pas chose aisée. A l’ONDRP, on songe par exemple à établir une pondération aux différents faits élucidés, en fonction de leur difficulté.
Au-delà de ces questions méthodologiques, Cyril Rizk souligne la différence des objectifs entre l’ONDRP et les pouvoirs publics : «Nos indicateurs ne sont pas faits pour faire du suivi opérationnel. Notre rôle, c’est d’analyser la fréquence des phénomènes de délinquance à partir des chiffres qui nous sont fournis par le terrain.» Autrement dit : ce n’est pas le rôle de l’ONDRP de mesurer de manière pointue l’efficacité du travail des policiers et gendarmes.
Comment améliorer la connaissance des phénomènes de délinquance ?
Deux chantiers vont être ouverts. D’abord, une procédure interne au ministère de l’Intérieur, portant sur la façon dont policiers et gendarmes collectent les statistiques. D’autre part, une réflexion plus globale sur la meilleure manière de connaître les phénomènes de délinquance.
Le mode de collecte des statistiques pose régulièrement problème lors des mois «atypiques» : il suffit qu’un mois se termine par un week-end pour que l’enregistrement soit stoppé au dernier jour travaillé. Artificiellement, les faits de délinquance sont donc reportés sur le mois suivant. L’ONDRP plaide pour une collecte légèrement différée des chiffres.
La mise en place en 2013 d’un nouveau système informatique au sein des commissariats et casernes de gendarmerie, le LRPPN, doit améliorer le travail de saisie, et donc la qualité des statistiques. Plus précis et automatisé, il devrait limiter les marges d’erreur. Mais ce logiciel créera aussi une rupture avec l’outil précédent. Du coup, une légère remontée des statistiques de la délinquance pourrait être constatée. «Il faudra attendre 2014, après une année pleine de mise en service, pour établir des comparaisons pertinentes, éclaire Cyril Rizk. Cela veut dire que le nouveau pouvoir sera tributaire pendant un certain temps des outils statistiques précédents.» Le LRPPN sera aussi accompagné d’un «numéro unique de procédure». «Cela va permettre une traçabilité des dossiers au niveau pénal et responsabiliser les magistrats», avance Patrice Ribeiro.
Parallèlement à ces réflexions, une mission d’information parlementaire sur la mesure statistique des délinquances et de leurs conséquences a été lancée. «L’état 4001», c’est-à-dire l’agrégat d’une centaine de rubriques utilisé depuis 1972 par policiers et gendarmes, atteint ses limites. «Il faudrait des indicateurs locaux pour piloter le travail de terrain», estime Cyril Rizk. Le député socialiste Jean-Jacques Urvoas, spécialiste des questions de sécurité, abonde : «Je ne me satisfais pas de critères purement quantitatifs. La question à se poser, c’est : « De quels outils avons-nous besoin pour mesurer l’efficacité des services de police ? »» Il salue le travail du sociologue Laurent Mucchielli en Provence-Alpes-Côte-d’Azur (Paca), «qui ne mesure pas que les statistiques de police, mais aussi des indicateurs sociaux, et réalise des enquêtes de terrain».
Par SYLVAIN MOUILLARD