Robert Badinter dénonce une « OPA de l’éxécutif sur les affaires les plus importantes »

Article publié sur LeMonde.fr, le 01 septembre 2009


Nicolas Sarkozy devait donner, mardi 1er septembre, le coup d’envoi d’une réforme de la procédure pénale qui pourrait modifier en profondeur le système judiciaire français. Recevant les conclusions du comité Léger, le chef de l’Etat devrait entériner la suppression du juge d’instruction pour offrir au parquet, placé sous l’autorité du garde des sceaux, le monopole des pouvoirs d’enquête et d’accusation.

Le sénateur socialiste Robert Badinter, ministre de la justice de François Mitterrand (1981-1986), a été l’un des premiers à pointer les dangers d’une réforme qui supprimerait le magistrat instructeur sans octroyer, en contrepartie, un statut indépendant au parquet. Il revient sur les enjeux principaux de la future révision.


Le gouvernement devrait renforcer considérablement les pouvoirs du parquet. Quelle est votre analyse ?


Il ne s’agit pas d’une simple modification de la procédure pénale, à l’instar de celles qui sont intervenues depuis dix ans. La mesure essentielle proposée par la commission Léger, la disparition du juge d’instruction et son remplacement par le procureur, sous le contrôle lointain d’un juge de l’enquête et des libertés, soulève des problèmes politiques plus encore que juridiques. Si un projet de loi reprend cette proposition et qu’il est adopté par le Parlement, alors la capacité d’intervention du pouvoir exécutif dans la marche des affaires judiciaires se trouvera considérablement renforcée. Le rapport Léger, c’est le premier acte d’une OPA de l’exécutif sur les affaires les plus importantes de la justice pénale.

Pour justifier la réforme, on met en avant le fait que moins de 5 % des affaires pénales sont entre les mains des juges d’instruction. Mais il s’agit des crimes ou de la grande délinquance organisée, notamment financière et de corruption. Dans toutes ces affaires, les pouvoirs du parquet se trouveront sensiblement accrus. Et par voie de conséquence, ceux de la chancellerie, voire de l’Elysée.


Ne s’agit-il pas là d’un mouvement de fond de la procédure pénale ?


Depuis 2002, les pouvoirs du parquet n’ont pas cessé de grandir au détriment des juges du siège. Le parquet joue dorénavant un rôle décisif dans toutes les procédures rapides, les plus nombreuses face aux infractions de masse. La pratique des enquêtes préliminaires sous la direction du parquet, qui permet d’éviter de saisir les juges d’instruction, s’est également développée.

Le parquet est un corps puissant dans l’institution judiciaire. Il est hiérarchisé et indivisible. Cette organisation est nécessaire à son action, et on ne saurait la remettre en cause. Mais ce corps puissant, qui aujourd’hui le dirige ? La précédente garde des sceaux, Rachida Dati, se qualifiait publiquement de « chef du parquet ». On comprend que la Cour européenne des droits de l’homme ait refusé au procureur français la qualité de magistrat, au sens de la Convention européenne. Au-delà de la compétence, et de l’intégrité, la qualité première de la magistrature dans une démocratie, c’est son indépendance au regard du pouvoir politique. Comment croire à l’indépendance des membres du parquet dans les affaires sensibles, aussi longtemps que leur carrière, et notamment leur promotion, sont soumises au pouvoir politique ?

La logique aurait voulu que les garanties d’indépendance des procureurs augmentent en même temps que leurs pouvoirs. Rien de tel n’est advenu. Les procureurs généraux sont toujours nommés en conseil des ministres, comme les préfets ou les généraux. S’agissant des procureurs de la République, le gouvernement n’hésite pas à passer outre les avis négatifs du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) pour leurs nominations. La révision constitutionnelle récente a rendu minoritaires les magistrats au sein du CSM, au bénéfice de personnalités nommées par le pouvoir politique. Cette situation est unique en Europe.


Cette réforme intervient après les nombreuses critiques adressées au juge d’instruction…


La commission Outreau avait abouti à la nécessité de la collégialité de l’instruction, que j’avais déjà fait voter en 1985 et qui n’a pas été ensuite mise en oeuvre. En 2007, les parlementaires de droite et de gauche ont voté la création de pôles de l’instruction regroupant en équipes les juges d’instruction. La sagesse aurait été d’observer comment fonctionnent ces pôles avant de les supprimer. Pourquoi cette précipitation ? Le juge d’instruction a un mérite essentiel : c’est un juge du siège, indépendant. C’est vrai qu’il s’est rendu parfois odieux aux politiques avec des mises en examen spectaculaires. Certains juges ont exercé avec excès leur pouvoir. Mais la marge d’action de la chancellerie sur eux est très faible, voire inexistante. Ce n’est pas le cas pour les procureurs, dont la carrière dépend de l’exécutif.


Que pensez-vous de la création du juge de l’enquête, censé contrebalancer les pouvoirs du parquet ?


On avance que les principaux actes de procédure touchant aux libertés individuelles devront être autorisés par le juge de l’enquête, magistrat du siège indépendant. Mais si le parquet s’abstient de demander une perquisition, dans des affaires sensibles, qu’adviendra-t-il ? Certaines enquêtes seront conduites avec un zèle particulier, d’autres avec une prudente lenteur… Nous ne sommes pas là face à un simple problème d’efficacité de la procédure pénale, mais en présence d’une question majeure de libertés publiques. Le renforcement des garanties statutaires du parquet, qu’il s’agisse des nominations, des promotions ou de régimes disciplinaire, est une condition préalable à la suppression du juge d’instruction.


Le comité Léger propose d’accroître les droits de la défense pour assurer une meilleure égalité des armes entre les parties. Quelle est votre réaction ?


Quand je lis dans le rapport Léger que le parquet instruira « à charge et à décharge » comme le juge d’instruction, je reste pensif. Le procureur n’est pas un juge, mais une partie au procès. Il est chargé de porter l’accusation et de réunir les preuves nécessaires à cette fin. C’est à la défense d’apporter les preuves contraires.

Ne confondons pas les rôles, mais regardons les forces en présence. Nous avons un parquet puissant ayant à sa disposition les moyens considérables de la police judiciaire, les laboratoires, les fichiers, les experts. Et du côté de la défense ? L’argent sera le nerf de la guerre, comme aux Etats-Unis. Les grands cabinets d’avocats d’affaires disposent de compétences égales à celles du parquet dans les grandes affaires dont ils s’occupent. Mais le justiciable pauvre, assisté d’un avocat commis d’office, de quels moyens disposera-t-il ? L’égalité des armes entre l’accusation et la défense est un principe de la procédure en Europe. Mais ce sera l’égalité du pot de terre face au pot de fer ! Il y a un préalable financier à cette réforme : augmenter considérablement le budget de l’aide juridictionnelle.


Que pensez-vous des changements prévus dans le déroulement de l’audience ?


Il s’agit pour l’essentiel d’une transplantation du modèle anglo-saxon. Un président arbitre veille au respect des règles de la procédure. L’accusation et la défense recourent aux techniques de l’interrogatoire et du contre-interrogatoire. Mais cette procédure est dévoreuse de temps. Les procès complexes dureront des mois. Il faudra nécessairement recourir à la correctionnalisation de davantage d’affaires, notamment des crimes sexuels, et à des accords négociés entre parquet et avocat, en dehors du regard du public. Là encore le parquet sera maître du jeu, et l’efficacité de l’avocat dépendra de ses bonnes relations avec le procureur.

Si choisir de plaider coupable aux assises entraîne une diminution de la peine encourue, combien d’accusés (parfois même innocents) et d’avocats prendront le risque de le refuser ? Dans la procédure pénale américaine, plus de 90 % des affaires sont réglées par un « deal » conclu entre le parquet et la défense. Ce sera, en France, la fin des grandes audiences criminelles, le glas de l’éloquence judiciaire. Vous me permettrez un instant de nostalgie…

 

 

 


source : LeMonde.fr
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