Article de Cécile Prieur et Alain Salles paru le LeMonde.fr le 5 avril 2010
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu, lundi 29 mars, un arrêt attendu dans l’affaire Medvedyev concernant la justice française. Sans se prononcer directement sur le parquet français, l’arrêt de la Grande Chambre réaffirme la nécessité de l’indépendance des magistrats à l’égard du pouvoir exécutif. Quelles peuvent en être les conséquences sur le projet gouvernemental de réforme de la procédure pénale ?
Mireille Delmas-Marty : L’arrêt de la Grande Chambre est en retrait par rapport à la première décision de la CEDH prise en 2008, qui affirmait clairement que le procureur français n’était pas une autorité judiciaire, car, disait la Cour, « il lui manque en particulier l’indépendance à l’égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié ». La CEDH évite cette fois de se prononcer en raison d’un fait nouveau (la présentation des requérants à un juge d’instruction), mais elle rappelle que, pour être qualifié d’autorité judiciaire, le magistrat compétent « doit présenter les garanties requises d’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties ». Ce rappel est un sérieux avertissement et confirme que la réforme du statut du parquet est inéluctable.
Que pensez-vous de l’architecture et de l’équilibre global de l’avant-projet de loi de réforme de la procédure pénale ?
L’architecture s’inspire en apparence du rapport élaboré en 1990 par la commission Justice pénale et droits de l’homme, que j’ai présidée. Nous proposions le transfert de l’ensemble des pouvoirs d’enquête du juge d’instruction au parquet, sous le contrôle d’un juge du siège. Mais le préalable, qui commandait tout l’équilibre, était la réforme des garanties statutaires du parquet et de la notion de politique pénale.
Rien de tel dans le projet de réforme, alors que, depuis les années 1990, on constate un accroissement continu des pouvoirs du parquet. Le nombre d’enquêtes menées par le juge d’instruction a diminué de 8 % à 4 % des affaires pénales. De plus, le parquet exerce aujourd’hui un quasi-pouvoir de jugement.
Cette évolution a commencé avec la médiation pénale – tout le monde y était favorable -, puis la composition pénale, et enfin la comparution avec reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), le plaider-coupable à la française, qui permet depuis 2004 une sorte de négociation de la peine (y compris l’emprisonnement) avec le parquet. Un juge du siège doit homologuer la décision, mais il a très peu de marge de manoeuvre : il ne peut qu’accepter ou refuser la peine choisie par le parquet. Un tel transfert de pouvoirs aboutit à ce résultat étonnant qu’en France près de la moitié des mesures répressives sont décidées par le parquet : au sein du Conseil de l’Europe, seule l’Angleterre nous dépasse dans cette marginalisation des juges.
En quoi ce transfert des compétences du siège au parquet pose-t-il problème ?
Le parquet français n’est pas une autorité indépendante. S’il peut non seulement enquêter et poursuivre, mais parfois même juger, cela met en cause l’indépendance et l’impartialité qui sont les deux conditions d’un procès équitable. De plus, le transfert de pouvoirs au parquet peut favoriser une justice à deux vitesses : d’un côté, surpénalisation pour la délinquance ordinaire (avec les peines planchers, les cinq lois sur la récidive adoptées depuis 2005 et maintenant l’extension annoncée de la période de sûreté) ; de l’autre, dépénalisation en droit des affaires.
Cette dépénalisation sera facilitée par la modification du régime de la prescription des délits – dont le délai commencera à courir à partir du jour où l’infraction a été commise, et non plus du jour où elle a pu être constatée. Combiné à l’extension du plaider-coupable, également prévue, ce changement risque d’affaiblir considérablement la lutte contre les délits économiques et financiers : soit l’affaire sera prescrite, soit elle pourra être négociée, malgré sa gravité. Et cela, au moment même où la crise devrait amener à renforcer le contrôle et la sanction des activités illégales en matière économique et financière.
Il y a un an, vous affirmiez, au moment de l’annonce de la suppression du juge d’instruction par le président de la République, qu’il ne faudrait pas « passer d’un petit juge indépendant à un grand parquet dépendant ». Le gouvernement a-t-il évité cet écueil ?
Loin d’éviter l’écueil, le projet de réforme renforce l’emprise hiérarchique du pouvoir exécutif. Les pouvoirs d’enquête sont transférés à un parquet qui reste, comme je le craignais, dépendant du pouvoir exécutif et devra obéir aux instructions du ministre, y compris dans des affaires individuelles.
Certes, il est prévu que les procureurs, « en cas d’instruction individuelle contraire à la manifestation de la vérité », auront le devoir de désobéir. Cette nouvelle disposition, qui sonne comme un aveu implicite, témoigne d’un certain embarras du gouvernement. Elle ne saurait remplacer la réforme garantissant l’indépendance des procureurs, qu’il s’agisse des conditions de leur nomination et du déroulement de leur carrière, ou de l’interdiction de toutes les instructions ministérielles dans les affaires individuelles.
Selon le projet, le procureur doit enquêter « à charge et à décharge ». N’est-ce pas contradictoire pour un accusateur ?
C’est aussi une contradiction pour le juge d’instruction, à la fois enquêteur et juge. Est-elle aggravée par le fait que le parquet est partie au procès ? Tout dépendra de la stature du juge de l’enquête et des libertés (JEL). Sa présence devrait garantir que l’enquête se fasse aussi « à décharge » car ce juge pourrait, par exemple, ordonner certains actes d’investigation demandés par la défense et refusés par le parquet.
Mais pour que le système fonctionne, il faudra que la défense devienne plus active, ce qui implique une sérieuse augmentation du budget d’aide juridictionnelle. Il faudra aussi créer un nombre important de postes au parquet et au siège. L’expérience du juge de la liberté et de la détention montre qu’un juge débordé par un trop grand nombre de dossiers n’a pas les moyens d’exercer pleinement son contrôle. La réforme n’a de sens que si l’on crée un juge fort qui connaisse les dossiers et assure l’équilibre entre les mesures ordonnées par l’accusation et celles demandées par la défense.
Les pouvoirs donnés au juge de l’enquête et des libertés sont-ils suffisants pour assurer un véritable contrôle du parquet ?
Sous réserve des moyens budgétaires, la réponse est à première lecture positive. Le JEL devra avoir rang au moins de vice-président et il pourra demander à la chambre de l’enquête et des libertés de la cour d’appel de dessaisir le parquet et de reprendre elle-même l’affaire en cas de carence de celui-ci. Mais le projet permet aussi au parquet de demander au président du tribunal le dessaisissement du juge, « dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice ». Que le contrôlé puisse demander le dessaisissement de son contrôleur risque d’affaiblir considérablement la « stature » du juge.
Enfin, le JEL n’exerce pas de contrôle systématique sur les délais d’enquête. Le procureur ne sera donc pas obligé de l’informer régulièrement de son avancement, contrairement à ce que nous avions prévu en 1990 en fixant un délai butoir de six mois qui ne pouvait être prolongé que par décision du juge. Le juge devenait ainsi le maître du temps : c’était l’une des clés pour assurer un véritable suivi de l’enquête et garantir l’efficacité du contrôle.
Que pensez-vous de l’instauration d’une partie citoyenne, aux côtés de la partie civile, pour permettre à un justiciable d’entrer dans une procédure alors qu’il n’est pas directement concerné ?
J’y vois un nouvel exemple de l’embarras des rédacteurs de la réforme, car cette « action civile exercée par une partie citoyenne » ne tend ni à la réparation du dommage, réservée à l’action civile de la victime, ni à la déclaration de culpabilité et à la sanction, réservées à l’action pénale du parquet. Il s’agit d’une sorte d’action populaire en dénonciation qui semble inspirée du code des collectivités territoriales. D’où les conditions posées : il faut présenter « un intérêt à agir » et démontrer que l’infraction dénoncée a causé un préjudice à « la collectivité publique ». Dans l’affaire des biens mal acquis des chefs d’Etat africains, la constitution de partie civile de l’association Transparency International a été déclarée irrecevable. Pourrait-elle se constituer partie citoyenne ? La réponse est incertaine car le préjudice concerne des collectivités publiques africaines.
En tout cas, cette innovation ne doit pas masquer l’affaiblissement des constitutions de partie civile qui faisaient traditionnellement contrepoids au pouvoir du parquet de classer une affaire pour raisons d’opportunité. Depuis 2007, les victimes doivent passer par le filtre du parquet et ce filtre est maintenu. La création du JEL aurait pourtant été l’occasion de redonner pleinement compétence au juge du siège.
Le parquet sera-t-il en mesure de contrôler l’enquête de la police ?
On peut craindre que, débordé par l’accroissement de ses pouvoirs, le parquet soit obligé d’en déléguer une partie à la police. Il est significatif que la réforme autorise le procureur à déléguer aux officiers de police judiciaire le pouvoir de notifier les charges à un suspect qui devient alors « partie pénale » (expression remplaçant la « mise en examen »). En revanche, il ne prévoit pas que le suspect puisse, dans tous les cas de garde à vue, comme l’exige la Cour européenne, bénéficier de l’assistance d’un avocat « dès qu’il est privé de sa liberté ».
Tout cela s’inscrit dans une logique de renforcement des pouvoirs de la police, marquée par de nombreux textes récents, y compris le projet de loi sur la sécurité intérieure (Loppsi 2), véritable loi fourre-tout qui mêle le mineur et l’adulte, le suspect, le petit délinquant et le terroriste, et radicalise les mesures de surveillance (nouvelle extension des fichiers, croisement des données, installation de mouchards informatiques, etc.).
Dans votre ouvrage, « Libertés et sûreté dans un monde dangereux », vous vous inquiétez du durcissement et de la déshumanisation des lois pénales…
Avec l’accumulation des textes, la loi est devenue instrument de communication politique, message de sympathie adressé à chaque victime d’un événement médiatisé. Mais le changement est aussi qualitatif car ces lois nous mettent en présence d’une double logique pénale : d’un côté la culpabilité et la sanction, de l’autre la dangerosité et les mesures de sûreté.
Ce changement a trouvé sa pleine consécration dans la loi de 2008 qui permet de maintenir un condamné en rétention, après exécution de sa peine, pour un an renouvelable indéfiniment, sur le seul critère de sa dangerosité. On peut y voir une forme de « déshumanisation » car on ne punit pas un individu pour sa faute, mais on le neutralise, comme on le ferait d’un animal dangereux. Alors que la présomption d’innocence oblige l’accusation à prouver la culpabilité et que le doute profite à l’accusé, la preuve de la non-dangerosité semble impossible. Le doute profite alors à l’accusation, au nom d’un principe de précaution qui, transposé aux personnes, devient présomption de dangerosité.
Ce qui nous ramène plus d’un siècle en arrière, aux travaux de l’école positiviste italienne dont les mesures préventives de prophylaxie sociale et de sûreté individuelle seront utilisées de façon extensive par les régimes totalitaires au XXe siècle. Le modèle allemand qui a inspiré la loi française remonte d’ailleurs à une loi de l’époque hitlérienne, qui était tombée en désuétude, mais dont la renaissance a été validée en 2004 par la Cour constitutionnelle allemande. Il a toutefois été censuré par la Cour européenne des droits de l’homme (M. c. Allemagne, 17 décembre 2009) qui a notamment considéré que cet internement de sûreté était en réalité une « peine supplémentaire ».
Comment le projet de réforme de la procédure s’insère-t-il dans la politique pénale menée ces dernières années ?
Comme cette politique pénale, qui accumule réforme sur réforme sans cohérence ni efficacité, le projet entretient confusion et illusion. Confusion car en renforçant la marginalisation des juges du siège au profit d’un parquet placé sous les ordres du pouvoir exécutif, il aboutit à confondre les rôles : entre l’exécutif et le judiciaire, le parquet et le siège, la police et le parquet. Et illusion, car ce texte, annoncé comme une réforme d’ensemble, continue, par ses lacunes, à s’inscrire dans un rapiéçage permanent.
Une véritable réforme d’ensemble supposerait l’indépendance du parquet et la revalorisation du rôle des juges comme des avocats. Mais elle supposerait aussi, plus largement, de lutter contre le risque de dérive autoritaire qui devient manifeste, y compris dans le droit des étrangers. Je crains que se mettent en place de dangereux instruments juridiques qui pourraient permettre de transformer l’Etat de droit en Etat de police, sans pour autant garantir une société plus apaisée.