La commission des lois du Sénat a entendu le 14 mai Antoine Garapon, magistrat, secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice.
Jean-Pierre Sueur, président. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Antoine Garapon, magistrat, docteur en droit, juge des enfants pendant de nombreuses années avant de rejoindre l’Institut des hautes études sur la justice comme secrétaire général en 1991. Il est l’auteur notamment de Bien juger, Essai sur le rituel judiciaire en 1997, de Les nouvelles sorcières de Salem, Leçons d’Outreau en 2006 et de La raison du moindre État, Le néolibéralisme et la justice en 2010. Membre du comité de rédaction de la revue Esprit, il anime l’émission Le bien commun sur France Culture (le jeudi, de 15 h à 15 h 30), que nous connaissons bien.
Antoine Garapon. Plutôt que m’intéresser aux dispositions techniques du projet de loi, je parlerai de l’esprit qui s’en dégage. Quel est le sens de la peine dans une société en peine de sens ? Ce projet de loi fait rupture, mais ne va pas intellectuellement jusqu’au bout de ses propositions.
La rupture du lien entre sanction et souffrance
Ce projet de loi consacre d’abord une rupture symbolique en substituant à l’idée de peine comme souffrance celle de la peine comme contrainte. Plus qu’un tournant sémantique, c’est un tournant conceptuel. Pour Paul Ricœur, la peine est un défi pour la philosophie puisqu’en imposant une souffrance, elle reconduit le mal sans pouvoir le justifier. Prisonnière de sa gangue archaïque, elle ne résout pas le problème du mal : nul lien logique entre le mal commis et le mal infligé : « Quoi de commun entre le souffrir de la peine et le commettre de la faute ? » L’équivalence relève du mythe : la souillure que constitue l’atteinte à l’ordre public doit être annulée – sinon résolue – par une autre souillure, la peine infligée. Comme disait Camus à propos de la peine de mort, les institutions ne peuvent pas justifier le mal qu’elles infligent. Ricœur dit : « Le mal, c’est ce contre quoi on lutte, quand on a renoncé à l’expliquer ». La peine est, elle aussi, de l’ordre d’un sacré obscur. En l’infligeant, on renonce à l’expliquer. On pourrait penser que la contrainte pénale ne change pas grand-chose par rapport à l’actuel sursis avec mise à l’épreuve ; mais pour la première fois, le législateur rompt le lien entre sanction et souffrance. C’est une avancée majeure. Les passions que soulève ce projet de loi confirment ce caractère novateur. Mais ce travail en négatif – la coupure entre peine et souffrance – se poursuit-il positivement, par des mesures concrètes ?
Autre nouveauté du projet de loi : un grand pragmatisme dans la méthode. Une conférence de consensus a dressé un état des connaissances, de manière à construire ce que les Anglo-saxons appellent une « what works policy » : une politique de ce qui marche – la France est très en retard quant aux études de ce type, soit dit en passant. D’où le trépied : risques, besoins, réceptivité. Autre preuve de ce pragmatisme, le souci d’accompagner toutes les transitions et d’éviter les sorties sèches.
Une peine nomadisée
Le projet de loi propose un nouveau vocabulaire de la sanction, très moderne. Le prononcé d’une peine est un moment d’intimité pour une société ; on ne ment pas quand il s’agit de punir. Le texte crée un nouveau rapport à l’espace, au temps, au sujet, et au lien social. La peine devient ambulatoire. En un siècle qui n’est plus celui de l’enfermement, de l’assignation, des lieux de regroupement comme l’usine, la prison ou l’hôpital, la peine est nomadisée, décentralisée : on contrôle sans interdire de circuler, comme le font le contrôle médicamenteux de la libido ou le bracelet électronique. La sanction cesse d’obéir à la perspective classique d’un temps programmé, pour être sans cesse réévaluée. Elle conçoit différemment le sujet, qui devient tout à la fois le problème et la solution ; c’est dans la personnalité et la trajectoire que l’on trouve la sanction. Les Anglo-saxons accordent une grande importance à la réceptivité : une peine qui fonctionne est une peine bien reçue par la personne qui en est l’objet. Avec l’idée d’un horizon de vie responsable, enfin – une vie exempte de risques pour autrui –, on échappe à la catégorie de la morale pour entrer dans celle de la réduction des risques.
La contrainte est l’instrument de la sanction
Ce projet de loi est résolument moderne, mais il est toutefois paradoxal : il fait quelque chose sans le dire. La querelle de mots autour de la « probation », qui n’a pas le même sens en français et en anglais, a conduit à retenir l’expression « contrainte pénale », problématique quand il n’y a plus de peine. La contrainte est l’instrument de la sanction, mais elle ne dit rien de sa finalité. Je vous propose donc de l’appeler « sanction civique ». Le Conseil de l’Europe bute souvent sur la difficulté à traduire en français l’anglais « community », que les mots « société » ou « cité » rendent imparfaitement. Il faut, pour en rendre compte, réactiver l’adjectif « civique ». Nous sommes sortis, hélas, du consensus humaniste de l’après-guerre. Il y a quelque chose d’utilitariste dans cette mesure qui recherche l’efficacité concrète, éprouvée, qui n’a pas de dimension thérapeutique mais vise l’efficacité sociale. Mais au-delà de l’instrument, il faut être capable de redonner du sens, c’est-à-dire, selon Paul Ricœur, de définir ce qui lie le mal commis et la réaction sociale qu’il suscite.
Nous sommes condamnés à vivre en société avec nos conflits
Le lien social, désigné par le mot « civisme », est en effet la condition, le moyen et la finalité de ce nouvel esprit des institutions. Nous sommes condamnés à vivre en société avec nos conflits : c’est notre humaine condition, pour jouer avec les mots. Il faut considérer l’homme comme à la fois souffrant et agissant, fragile et capable. Plutôt que de traiter les sujets fragiles à partir du principe organisateur républicain, quasi religieux, de la Loi – avec une majuscule – ou à partir du principe libéral des droits d’un individu totalement rationnel et libre de gouverner sa vie, il faut partir de la réalité concrète des individus, faite de conflits et de faillibilité. La dissémination d’une fonction régalienne sera une des clés de la réussite de cette réforme. Elle dépend de la collaboration de nombreux acteurs, dont la plupart ne sont pas des acteurs publics : associations, voisins, community. Il faudra donc stimuler, organiser, financer le tissu social autour de la peine, qui dans notre pays relève encore exclusivement du régalien. Or cela n’est plus possible ; nous n’en avons plus les moyens. Accepter cette vérité douloureuse – ce qui est peut-être plus difficile pour un Français que pour d’autres – est une des conditions pour avancer. Ne recherchant plus la rédemption ou la transcendance de la Loi – je pense à Pierre Legendre – mais aussi étranger à la conception foucaldienne, qui a inspiré, mais aussi désarmé intellectuellement et moralement les travailleurs sociaux, ce projet de loi conceptualise un accompagnement qui rend au lien social toute sa dignité démocratique.
(…)
Jean-René Lecerf. – Je remercie M. Garapon pour ses travaux stimulants, qui me rappellent le bon souvenir qu’a été mon passage dans son émission. Je souligne un point, sans acrimonie car je recherche le consensus sur ces sujets-là : le sens de la peine ne figurait pas dans le projet de loi pénitentiaire initial, il a été ajouté par la majorité sénatoriale de l’époque contre l’avis de la gauche qui y voyait un caractère moralisateur. La majorité de l’Assemblée nationale l’a rejeté, craignant une loi bavarde. Et ce n’est qu’à la CMP (commission mixte paritaire, pour que les deux assemblées cherchent un accord sur le texte) que le Sénat avait pu l’imposer. Or, le sens de la peine, soit la nécessité de vivre une vie responsable exempte d’infractions, est essentiel pour éclairer la politique pénale. J’espère que l’amélioration de la rédaction du texte recevra un accord unanime, cette fois.
La construction d’un tissu social autour de la peine ne concerne pas seulement ce qu’on a appelé la probation, mais aussi la prison. Pourquoi la loi pénitentiaire (dont M. Lecerf était le rapporteur) est-t-elle partiellement un échec ? Parce que nous avons été incapables de tisser ces réseaux. L’obligation d’activité, par exemple, a été considérée comme reposant sur la seule administration pénitentiaire, qui ne la voit pas comme une priorité.
La contrainte pénale ne serait plus une peine ? Pour moi, elle en est une ; la prison n’a pas ce monopole ! Si nous voulons que la loi soit acceptée, il ne faut pas que la contrainte pénale, ni l’aménagement de peine, soient perçus comme un cadeau fait aux délinquants, alors qu’ils peuvent être plus gênants, pour certains, qu’un court séjour en prison. Mais ils donnent plus de chances à la réinsertion.
Virginie Klès. – Pour moi, le point de vue de la victime doit sans doute être pris en compte dans l’évaluation du préjudice ou du délit, mais pas dans la peine. La sanction de l’auteur et la reconstruction de la victime ne doivent pas être confondues.
Jean-Pierre Michel, rapporteur. – Rappelons que ce texte ne concerne pas les crimes et qu’il s’inscrit dans la logique de la loi pénitentiaire, qu’il prolonge. Le droit des victimes n’a, en effet, aucun lien avec la sanction. Le procureur de la République demande une sanction, la partie civile demande des réparations. Il faut que l’opinion publique le comprenne…
Jean-Jacques Hyest. – Elle le comprend de moins en moins!
Antoine Garapon. – Ne construisons pas les victimes comme une catégorie à part. En tant que juge des enfants, j’ai eu à connaître d’affaires gravissimes d’incestes et d’abus sexuels. Les victimes, dont la vie est pourtant détruite, ne demandent pas forcément un temps d’incarcération plus long, extrêmement culpabilisateur pour elles, gênant pour leur travail thérapeutique. Cela est bien sûr très différent du cas des victimes de l’insécurité dans la rue. Mais rappelons que le lieu le plus dangereux, où le risque d’être tué est le plus grand, c’est le lit conjugal ! La loi promeut une nécessité d’information des victimes. Or toutes ne souhaitent pas être associées au procès : certaines sont vindicatives, d’autres non. La victime a pris aujourd’hui une connotation politique ; or il n’y a pas, pour Ricœur, de condition ontologique : vous n’êtes pas victime parce que noir, femme, immigré, mais bien victime d’un événement, d’une action, donc forcément de façon transitoire.
La contrainte pénale concerne certaines infractions. La peine comme rétribution, y compris dans sa dimension archaïque, a encore un sens pour un certain nombre de crimes et délits. Mais il existe une zone intermédiaire d’inadaptés sociaux, que les juges des tutelles voient entrer très tôt dans ce régime et qui n’ont pas encore accédé à une vie adulte et responsable. Ni la peine, ni la victime, ni le droit pénal ne sont des catégories uniques.
La philosophie a quelque chose à dire sur la réalité
Ce projet de loi est absolument dans la continuité de la loi pénitentiaire, même s’il ne fait pas l’objet du même consensus, ce que je regrette. Traditionnellement, les questions juridiques et en particulier pénales recueillent un consensus plus fort dans les pays anglo-saxons et en Europe du Nord. Les questions de sécurité deviennent un thème clivant dans notre société. Je regrette cette politisation qui complique la bonne exécution d’une justice humaine.
Je ne vois pas d’opposition entre humanisme et utilitarisme. Je ne crois pas trahir la pensée de Paul Ricœur en réfléchissant à ce que serait la bonne dose de chacun des deux principes. La philosophie a quelque chose à dire sur la réalité ; toutes les pratiques de justice reposent sur ces conceptions plus ou moins partagées et qui doivent être présentes pour que la peine fasse sens.
Le symbolique et le rituel sont extrêmement importants. Dans la justice américaine, les deals ouvrent la perspective d’organiser une justice pénale sans juge. Seuls 2 à 3 % des grandes affaires vont au procès…