Récidive : la tentation de prédire

Article de Sonya Faure publié le 25/03/2011 sur liberation.fr


La méthode anglo-saxonne évaluant la probabilité pour un détenu de commettre de nouveau un délit séduit en France. Au risque d’enfermer plus longtemps.


Existe-t-il des méthodes pour tenter d’évaluer qui est dangereux et qui ne l’est pas ? Certains criminologues plaident pour l’importation de méthodes anglo-saxonnes : les échelles actuarielles. Elles évaluent les risques de récidive d’un délinquant à partir de questionnaires standardisés : a-t-il eu une vie familiale intacte jusqu’à l’âge de 16 ans ? A-t-il eu des problèmes de conduite à l’école primaire ? Une expérience de cohabitation intime de plus de six mois ? Fait-il preuve d’identification émotive aux enfants ? Manque-t-il d’intérêt pour autrui ? En fonction des réponses, les criminologues établissent un «score» de risque de récidive. A partir de ces statistiques, la justice décidera de la libération conditionnelle du détenu ou des thérapies à suivre en prison. Cette mathématique criminelle est devenue si routinière que, dans certains pays, on a même modulé les questionnaires en fonction de l’origine culturelle : les questions ne sont pas les mêmes qu’on soit blanc, noir, amérindien…


Il y a deux semaines, Jean-François Copé, à l’issue de la convention de l’UMP sur l’application des peines, prônait «la mise en place d’outils statistiques de prédiction de la récidive» : les échelles actuarielles. «Cette méthode transpose au comportement humain des méthodes probabilistes, mises au point par les assureurs pour calculer les risques : au même titre qu’on étudie vos probabilités de vivre vieux avant de vous donner un prêt, on calcule le risque de récidive d’un délinquant sexuel», note Isabelle Dréan-Rivette, docteur en droit et avocate à Montréal (1). Une philosophie radicalement différente de la tradition française, fondée sur un examen clinique de l’individu et un accompagnement par des travailleurs sociaux. «La France a un grand retard en criminologie, estime Martine Herzog-Evans, criminologue. L’un des travers français est de croire que le droit peut apporter une réponse à tout. La domination de l’école freudienne et l’importance du marxisme dans la psyché collective ont donné une lecture économique et sociale des problèmes de la délinquance.»


«Diagnostic». Certains experts psychiatres français mêlent déjà méthodes actuarielles et entretiens cliniques plus classiques. Un rapport de l’Académie de médecine daté de juin préconise d’«améliorer la pratique des expertises de dangerosité des criminels sexuels en enseignant et en diffusant les méthodes actuarielles». L’Académie cite une étude de 2008, effectuée sur 45 389 sujets par deux chercheurs canadiens, selon laquelle les méthodes actuarielles sont plus efficaces dans la prévision de la récidive que les évaluations cliniques. Au ministère de la Justice, on relève des «demandes», venant d’associations de victimes ou du très sécuritaire Institut pour la justice, mais pas question de calquer les méthodes anglo-saxonnes. «Faire des croix et mettre des gens dans des catégories ? Nous ne serons jamais Madame Soleil, explique Bruno Clément, conseiller pénitentiaire du ministre. En revanche, il est important de se doter d’outils et nous allons généraliser le « diagnostic à visée criminologique », qui prend en compte les recherches actuarielles. Cet instrument nous permettra de déterminer quelle est la meilleure prise en charge, en prison, pour le condamné.»


Un «diagnostic» déjà critiqué par la CGT-pénitentiaire, pour qui l’outil ne servirait qu’à «se parer de prétentions scientifiques, bien éloignées de la réalité, mais dans la tendance à vouloir faire des personnels d’insertion et de probation des champions de la prédictologie». «Se tourner vers les modèles anglo-saxons à chaque fait divers est un réflexe pavlovien, estime Isabelle Dréan-Rivette. On peut accompagner les examens cliniques « à la française » de quelques lignes directrices tirées de l’actuariel. Mais il serait dangereux de transposer telles quelles ces méthodes en France. Les systèmes juridiques sont trop différents : les Anglo-Saxons, pragmatiques, behaviouristes, s’attachent à l’acte ; la criminologie française à la personne. Elle est plus qualitative que quantitative, s’appuie sur la clinique – pas toujours de bonne qualité, il est vrai.»


Profil. Même en Amérique du Nord, les échelles actuarielles sont remises en cause. Si les statistiques empêchent la récidive, c’est qu’elles ont amené, au Canada notamment, à baisser fortement les libérations conditionnelles… donc à enfermer plus longtemps. Autre travers : des critères du questionnaire resteront dans le profil statistique quoi que fasse le délinquant. «Sa responsabilité individuelle est réduite à zéro. Il a vite fait de se dire : « Si tout est joué, à quoi bon s’impliquer à chercher du sens à ma peine ? »», note Isabelle Dréan-Rivette. «Les instruments de prédiction sont de plus en plus liés aux éléments du passé judiciaire du délinquant : le nombre de fois où il s’est fait arrêter par la police, où il a été incarcéré… Or, on a beaucoup plus de risques d’être arrêté ou détenu quand on est noir américain, ajoute Bernard Harcourt, professeur à l’université de Chicago. C’est un cercle vicieux. Sous leur apparence scientifique et neutre, ces instruments sont racialisés.»


Philippe Conte, professeur de droit pénal à Panthéon-Assas et directeur de l’Institut de criminologie de Paris, a une image parlante : «A un examen de la personne, ces méthodes substituent une probabilité. Comme si à la question « Est-ce que mon avion va tomber ? » on vous répondait : »Je ne l’examinerai pas pièce par pièce, mais statistiquement, cette catégorie d’avion n’est pas tombée depuis quinze ans. »»

(1) «De la criminologie en Amérique, perspectives comparées France-Canada». Ed. L’Harmattan, février 2011, 11,50 euros.

source : liberation.fr
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