Quand la justice française exporte son savoir-faire

Article de Laurence De Charette, paru sur LeFigaro.fr, le 18 juin 2010


Avec plusieurs mètres de hauteur sous plafond, l’immense salle de conférences de Douchanbe, au Tadjikistan, est digne d’un congrès mondial. Architecture inspirée de l’époque soviétique, drapeaux solennellement suspendus au-dessus des portes d’entrée aux dimensions impressionnantes, dorures… Ce jour-là, l’endroit réunit plusieurs ministres de la Justice européens et leurs homologues d’Asie centrale pour une conférence sur «l’État de droit», organisée par l’Union européenne. Sous ce vocable un peu pompeux se cache une entreprise de grande ampleur dictée par des motifs à la fois humanitaires et commerciaux : chacun des ministres européens présents, dont le représentant de la France, Jean-Marie Bockel, espèrent bien «vendre» leur système juridique sur place, avec la bénédiction de Bruxelles.


Depuis quelques années en effet, l’Union européenne a décidé d’augmenter ses financements ciblés sur la coopération juridique, consciente que sans stabilité juridique il n’y a pas de développement économique possible. Les violences ethniques sévissant au même moment au Kirghizstan n’ont fait que souligner encore cette nécessité. Quelques grandes entreprises européennes comme Bouygues commencent à signer des contrats dans cette région du monde. L’arrière-pensée des ministres européens qui se sont rendus la semaine dernière à Douchanbe est également d’aider les gouvernements à lutter contre le développement de filières de terrorisme, qui se nourrissent, notamment, des deux grandes routes de la drogue traversant l’Asie centrale. En Ouzbékistan, le mouvement salafiste Hizb-ut-Tahrir est réputé proche d’al-Qaida.


Le secrétaire d’État à la Justice, Jean-Marie Bockel, a profité de ce lointain déplacement pour glisser à son hôte tadjik : «Nous avons nous aussi dû adapter nos lois pour lutter contre le terrorisme et le grand banditisme, nous sommes prêts à partager cette expérience avec vous.» Réponse diplomatique de l’officiel de Douchanbe : «Nous avons déjà adapté notre droit, mais votre assistance jouera un rôle positif.»


Bien que l’Union européenne prenne en charge, à coups de millions d’euros, ces opérations – une dizaine de millions par pays seront sans doute investis au total par l’UE pour le droit en Asie centrale -, la difficulté reste quand même de convaincre les États de l’intérêt de réformer leur système juridique. «Il faut les aider à accoucher de leurs besoins», explique pudiquement Linda Benraïs, directrice d’Acojuris, l’agence gouvernementale française qui gère ces projets. C’est le rôle des experts diligentés sur place pour des travaux visant à sensibiliser les États à des concepts délicats comme l’indépendance de la justice, le rôle des avocats, les droits des prévenus en garde à vue, etc.


Le Kazakhstan, pays leader dans la région, a déjà commencé à montrer l’exemple – un programme de modernisation de la justice mis en œuvre par les Français démarre – et l’Ouzbékistan, régulièrement dénoncé par les organisations de défense des droits de l’homme, vient d’identifier ses désirs : le gouvernement veut réformer son système pénal et revoir la formation de ses juges. Les Français et les Allemands sont déjà en lice. Car, dans la phase opérationnelle, les pays européens sont en compétition pour gagner ces marchés financés par l’Union. Ils sont même en réalité en concurrence entre eux, et avec de nombreux opérateurs privés – des bureaux de conseil qui ont poussé en même temps que la manne bruxelloise s’est développée. «Ces agences privées n’hésitent pas à recruter nos propres magistrats, en leur offrant de belles rémunérations !» tempête un membre de la Chancellerie.


L’année dernière, l’agence gouvernementale française a remporté pour 7 millions d’euros de contrats à travers le monde. Ses meilleures «ventes» sont axées sur le modèle français de formation des magistrats, des greffes et des avocats. Le système tricolore de justice des mineurs remporte également un certain succès, et la médiation fait des émules à travers la planète.

source : LeFigaro.fr
Partagez :