Quand la Chancellerie emploie 40 000 personnes au noir

Selon un rapport rendu l’année dernière, en date du 21 janvier 2014, le ministère de la Justice aurait recours à de (très) nombreux collaborateurs non déclarés. Experts, traducteurs, délégués du procureurs, médiateurs : ils seraient 40 000 spécialistes. 160 millions d’euros sont ainsi déboursés chaque année. 

Dans le jargon administratif, on les appelle les COSP – collaborateurs occasionnels du service public. Ils font l’objet d’une mission pour les ministères des Finances, des Affaires sociales et de la Santé, et surtout la Chancellerie, particulièrement friande de ce type de « contrats » depuis 1999. Des collaborations non déclarées, pour lesquelles l’Etat ne paie pas les charges patronales et les personnes employées en tant que vacataires ne reversent pas la  TVA. En cas de poursuites judiciaires collectives, les finances publiques encourent un risque financier « de l’ordre du demi-millard d’euros. »

Dans son rapport définitif, la « mission sur les collaborateurs occasionnels du service public » indique :

Les inspections générales de Finances, des Services judiciaires et des Affaires sociales ont été saisies conjointement par lettre interministérielle en date du 21 janvier 2014 pour mener une mission de réflexion sur le régime social et fiscal des collaborateurs occasionnels du service public (COSP) et leurs modalités de gestions. (…)

La mission a tenté d’identifier (…) le nombre de personnes concernées et le montant des dépenses consacrées à cette ressource. (…)

L’ordre de grandeur ainsi obtenu est de 48 650, dont 40 500 pour le seul ministère de la Justice.

► ► ► A LIRE | Le rapport définitif de la mission sur les collaborateurs occasionnels du service public

 

Outre l’ampleur du phénomène, le rapport est assez édifiant sur l’opacité du système progressivement mis en place depuis des années :

On peut s’interroger sur la cohérence et l’image d’une justice qui, d’une part s’accommode de pratiques clairement irrespectueuse de la loi, et d’autre part sanctionne sans indulgence les manquements à la législation sur le travail.

Une « base nébuleuse »

A en croire le rapport, le système pour le moins « nébuleux » a toujours existé, prenant de l’ampleur au fil du temps.

Et la liste des métiers concernés est longue : experts, traducteurs interprètes – qui, « dans la pratiques, interviennent quotidiennement et à toute heure au sein des services de police et des juridictions judiciaires », peut-on lire -, enquêteurs sociaux ou de personnalité, personnes contrinuant au contrôle judiciaire, personnes contribunant au sursis avec mise à l’épreuve, médiateurs du procureur de la République, délégués du procureur de la République, administrateurs ad hoc nommés par le procureur de la République ou le juge d’instruction, médiateurs civils, administrateurs ad hoc nommés par le juge des tutelles en ce qui concerne le ministère de la Justice.

Mais la Chancellerie n’est pas la seule concernée. Environ 8000 autres collaborateurs seraient employés tout aussi illégalement par d’autres ministères : commissaires enquêteurs au ministère de l’Environnement, hydrogéologues agréés au ministère de la Santé, membres des commissions et comité de lecture du centre national du cinéma et de l’image animée au ministère de la Culture ou encore médecins experts, rapporteurs et médecins qualifiés dans le cadre du contentieux de l’incapacité, médecins et vétérinaires dans le cadre de la lutte contre le dopage, médecins coordonateurs dans le cadre des injonctions de soins.

Depuis l’origine, le ministère de la Justice n’applique aucun assujettissement aux cotisations sociales et, assimile les indemnités de ces collaborateurs à des prestations sans pour autant mettre en place les conditions de leur assujetissement à la TVA.

Une régularisation à quel prix ?

Dans le rapport, 14 recommandations sont faites aux ministères concernés pour tenter d’assainir le système. Une régularisation qui, si tant est qu’elle soit effectivement mise en place, aurait un coût certain.

La régularisation de la situation ne pourra se faire sans augmenter certaines dépenses de l’Etat.

(…) En l’absence de données analytiques, il est pour l’instant impossible pour la mission d’aller au-delà de montants indicatifs, dont seuls les ordres de grandeurs importent : sur la base de l’estimation établie par la mission de 160 millions d’euros de dépenses annuelles, un impact net (après récupération de la TVA) pour le budget de l’Etat situé entre 18 et 30 millions d’euros par an (…) est a minima à conserver en mémoire, sous réserve que le ministère parvienne à faire accepter les réductions de revenus résultant des cotisations sociales désormais payées par les collaborateurs.

Si d’aventure, le ministère consentait un partage à parts égales de ces frais jusqu’à présent impayés, l’impact budgétaire net est évalué dans une fourchette de 26,5 à 46 millions d’euros.

Coût pour l’Etat, mais également pour les collaborateurs concernés. En l’absence de toute cotisation sociale, leurs revenus sont ainsi majorés d’environ 30%, et aucun prélévement de TVA n’est effectué. En cas de régularisation de leur situation, leur revenu net est « susceptible d’être sensiblement réduit, de l’ordre de 50 à 60%. » Avec un autre risque : celui du « tarissement du recrutement de certaines personnes intervenant ponctuellement ou dans des domaines rares (cas par exemple de traducteurs et interprètes intervenant dans des langues peu usitées) ou nécessitant une compétence particulière. »

Responsabilité pénale engagée

Qui dit fraude, dit risques judiciaires encourus. Le rapport, rédigés par quatre inspecteurs des Finances, des Services judiciaires et des Affaires sociales n’en fait d’ailleurs pas mystère, évoquant ainsi clairement la « responsabilité des ordonnateurs et de l’Etat ».

On ne peut écarter qu’un collaborateur du service public cherche à engager la responsabilité pénale de l’agent d’administration ayant recouru à ses services sans respecter les obligations sociales qu’il était tenu de faire appliquer.

Mais le risque de contentieux ne vient pas que des collaborateurs eux-mêmes. La Commission européenne pourrait y voir une « exonération abusive » et en faire, elle aussi, grief à l’Etat français.

Premières plaintes déposées

Les premières plaintes de collaborateurs occasionnels ont d’ailleurs d’ores et déjà été déposées. Trente requêtes de traducteurs interprètes seront ainsi examinées le 3 novembre prochain devant le Tribunal des affaires sanitaires et sociales (TASS).

Selon leur avocat, Me David Dokhan (au micro de Jean-Philippe Deniau) :

 

Ce sont des personnes qui travaillent exclusivement sur réquisition des autorités de police ou judiciaires. C’est 100% de leur activité professionnelle. Ils doivent répondre à tout moment du jour et de la nuit. Il n’y a pas de bulletin de salaire et l’Etat ne cotise pas à la sécurité sociale. Ils ne bénéficient d’aucune protection sociale.

La Chancellerie annonce, de son côté, que le versement progressif de cotisations sociales sera mis en place en 2016, ainsi qu’un décret de clarification des différents statuts de ces collaborateurs plus ou moins occasionnels. 45 traducteurs interprètes devraient par ailleurs être embauchés dans les « tribunaux les plus utilisateurs » et un dialogue engagé avec les autres collaborateurs du ministère.

Par Charlotte Piret, Jean-Philippe Deniau, | 02 Septembre 2015 à 07:00
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