C’est un constat qui dérange: bondés, mal équipés, les établissements pénitentiaires français échouent à prévenir la récidive et à préparer la réinsertion des détenus. Enquête sur un tabou auquel a décidé de s’attaquer Christiane Taubira, la ministre de la Justice.
« La prison m’a poussé à continuer mes conneries. » La confidence surprend, déroute, déstabilise le visiteur. Abandonné par sa mère à l’adolescence, Joey (1), héroïnomane de 28 ans, déroule sa courte biographie: il a d’abord été condamné deux fois à quelques mois de prison pour avoir fumé un joint au volant de sa voiture. Puis il s’est fait pincer pour trafic de stups. « Pendant mes deux petites peines, j’ai été abordé par d’autres prisonniers, qui m’ont poussé à devenir dealer, raconte ce détenu de la maison d’arrêt de Douai (Nord). Pour moi, c’était surtout un moyen de financer ma consommation. » En guise de recettes, Joey a écopé de trois ans ferme à l’ombre. Oleg, autre pensionnaire de l’établissement de Douai, ne sortira pas avant 2016. Après quatre peines légères, ce trentenaire vient de prendre cinq ans pour deal, lui aussi. Il l’avoue lui-même: « Mes séjours en prison m’ont permis d’étendre mon réseau d’achat et de vente. »
Une accentuation de l’oisiveté
C’est un constat tabou, à droite comme à gauche, dont la nouvelle garde des Sceaux, Christiane Taubira, entend bien désormais discuter au grand jour: nos prisons sont criminogènes. Censées préparer les détenus à leur réinsertion, et donc prévenir la récidive, elles produisent souvent l’effet inverse. En juin dernier, au coeur de la campagne législative, Jean-Marie Delarue, contrôleur général des lieux de privation de liberté, avait déjà publié un avis allant dans le même sens. Le conseiller d’Etat pointait du doigt la surpopulation carcérale, laquelle, en accentuant l’oisiveté des détenus, diminue l’efficacité des efforts de réinsertion. Il suffit de regarder les chiffres: en dix ans, alors que la délinquance n’a pas progressé, le nombre de détenus a bondi de 47 000 à 67 000. Pour 57 000 places au total. Contrairement à l’idée reçue, les juges sont devenus plus sévères sous la pression des lois sécuritaires du gouvernement précédent. Et les sentences sont davantage exécutées. Plus du tiers des condamnés purgent des peines inférieures à douze mois, qu’ils effectuent dans les établissements les plus bondés de l’Hexagone.
Des troubles psychiques graves
En cellule, les conflits violents sont fréquents et choisir les détenus appelés à cohabiter est un véritable casse-tête pour les surveillants, qui doivent aussi faire face aux pathologies mentales de leurs pensionnaires. 10% de la population carcérale connaîtrait des troubles psychiques graves, selon un rapport sénatorial de 2010. Alors que les moins de 25 ans représentent un quart des détenus, « les prisons ne sont pas du tout efficaces pour les jeunes, assure un détenu septuagénaire incarcéré à Lure (Haute-Saône) et familier de la pénitentiaire depuis un demi-siècle. Elles fonctionnent avec eux selon la logique des pères fouettards, mais question réinsertion, c’est zéro! ». Last but not least, la majorité des personnes incarcérées sortent sans avoir bénéficié d’aménagements de peine, tels que la semi-liberté. Du coup, 63% d’entre elles récidivent dans les cinq ans, d’après une étude de l’administration pénitentiaire publiée l’an dernier (2). En revanche, ce taux chute à 39% pour celles qui ont obtenu une libération conditionnelle, moins de 1 sortie sur 10.
Moins de prison, plus de réinsertion
« La récidive est le principal fléau à combattre, affirme Christiane Taubira. Il faut diminuer le nombre de détenus condamnés à de courtes peines et les sorties de prison sans mesures d’accompagnement. » Tel est l’axe central du plan d’action que la ministre de la Justice présentera en septembre. Christiane Taubira diffusera une circulaire de politique pénale recommandant le remplacement des incarcérations jusqu’à six mois par des sanctions alternatives, dont la future peine de probation constituée d’activités obligatoires assorties d’un suivi, de conseils et d’assistance. Cette nouvelle peine fera l’objet d’une conférence de consensus, lancée le 18 septembre. Egalement au programme: le développement des travaux d’intérêt général pour les délits les moins graves et le recours plus fréquent à la libération conditionnelle ou à la semi-liberté. Pour atteindre ses objectifs, la garde des Sceaux devra créer de nouveaux postes de conseillers en réinsertion, au nombre de 3 000 actuellement. A moins de 500 sur cinq ans, rien ne changera, prévient toutefois la CGT pénitentiaire.
A Douai, l’entrée de la prison fait face à un bistrot dont le nom mêle bon sens et humour: « Il vaut mieux être ici qu’en face. » Le bâtiment, conçu pour 389 détenus, en héberge plus de 600. Le pic de 672 pensionnaires a même été atteint voilà un an. Les détenus vivent dans de petites cellules de 10 mètres carrés, avec un WC sans abattant ni lunette, caché des regards par un mince rideau de plastique. Les douches communes, souvent insalubres, sont à l’étage. Dans les cellules, il fait froid et humide l’hiver, chaud et étouffant l’été. De quoi donner des arguments au Comité européen pour la prévention de la torture, qui dénonce régulièrement les « traitements inhumains et dégradants » imposés aux détenus dans les prisons françaises.
Dans cette promiscuité, difficile d’éviter les malfrats chevronnés, dont la fréquentation n’est pas des meilleures pour les jeunes au casier encore peu chargé. Conscients du danger, certains trouvent des parades: « On en avait marre, durant la promenade, de n’entendre parler que des conneries des uns et des autres, et de toutes celles qui restent à faire, alors on a décidé de la boycotter », racontent Alex et Brieux, deux gamins croisés à la maison d’arrêt de Lure. Les autres ennemis de la réinsertion sont la tentation de l’argent facile à l’air libre, et l’alcool. « 3 fois sur 4, les ex-détenus replongent sous l’emprise de la boisson, explique François, conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation à Douai. Le risque d’être renvoyé en prison, c’est le cadet de leurs soucis. » Jean-Louis, par exemple. A 41 ans, il ne totalise pas moins de 17 condamnations, généralement pour coups et blessures, soit 17 courts séjours à la maison d’arrêt de Douai. Un par an, avec la régularité du métronome. Cet amateur de boxe thaïe a l’alcool violent et la bagarre facile. A sa remise en liberté, il pourra suivre une cure de sevrage et bénéficiera d’un accompagnement mensuel durant trois ans. Décision du juge. « Je vais enfin m’en sortir », dit-il. Durant leur emprisonnement, les condamnés peuvent aussi consulter des psychiatres et des médecins spécialisés dans les addictions. Mais les listes d’attente sont interminables. Et le suivi est forcément limité. « Bien qu’on arrive à provoquer des prises de conscience, on ne résout pas en six mois ce qui ne l’a pas été en dix ans », soupire Catherine, du service pénitentiaire d’insertion et de probation du Mans, un établissement ultramoderne, tellement surpeuplé qu’il a fallu jeter des matelas à terre dans plusieurs dizaines de cellules.
Plus de 8 détenus sur 10 ne dépassent pas le CAP
Dans un grand hangar mal aéré, Abdel trie les ordures, puis nettoie le sol crasseux à grands jets d’eau. Ces vingt dernières années, il a été condamné huit fois pour vente de stups. Aujourd’hui, ce prisonnier de Douai espère bien ne pas replonger grâce à la formation de trois cents heures effectuée en détention. « J’ai demandé à sortir en semi-liberté ou avec le bracelet électronique, dit-il. Un CDI m’attend dans le tri sélectif de déchets. » La formation: un enjeu clef pour ces détenus, dont 1 sur 2 ne possède pas de diplôme, et dont 85% ne dépassent pas le niveau CAP. Avec l’aide de l’Education nationale, l’administration pénitentiaire tente de développer les compétences académiques et professionnelles de ses pensionnaires, mais, là encore, une révolution des esprits reste à faire, à entendre Cathy, enseignante au Mans: « Le transport vers nos salles de cours n’est pas jugé prioritaire, contrairement à ce qui se passe pour la promenade, le sport ou le parloir. »
> Voir notre webdocumentaire sur le travail en prison, « Les travailleurs de l’ombre »
Expériences probantes
Les méthodes dites de probation les plus efficaces sont expérimentées depuis des décennies au Canada, en Grande-Bretagne, en Suède et aux Pays-Bas. Certaines consistent à intégrer les délinquants dans des groupes de parole dirigés par des praticiens rompus aux techniques d’animation. Les séances abordent des thèmes spécifiques comme la violence ou les infractions sexuelles. Ces programmes réduisent la récidive de moitié, selon une longue étude publiée en France en mai dernier. Parmi ses rédacteurs figurent deux magistrates, qui ont rejoint le cabinet de la ministre de la Justice.
Les conseillers d’insertion, qui donnent un coup de main pour orienter dans les recherches d’emploi et rédiger un CV, sont moins de 3000 sur le territoire. Pour 67 000 détenus, c’est peu. D’autres blocages s’ajoutent, venus de l’extérieur, cette fois. A la maison d’arrêt de Lure, l’atelier est fermé depuis plus d’un an. La direction n’est pas en cause: ce sont les entreprises qui ne passent plus commande. Car les détenus ont beau n’être payés que 45 % du smic, l’administration a le plus grand mal à convaincre les sociétés de localiser leur production derrière les barreaux. « Le coût réel du travail est supérieur au smic à cause du temps de livraison des matières premières, des délais de récupération des marchandises et de la fouille des camions, à l’entrée comme à la sortie », explique-t-on au cabinet de la garde des Sceaux. La faute, entre autres, à Jean-Pierre Treiber, assassin présumé de Géraldine Giraud et de Katia Lherbier, qui s’était évadé en 2009 en se camouflant dans un carton. L’incident a provoqué un durcissement des procédures. Aujourd’hui, seulement 13% des détenus obtiennent une place dans un atelier, où ils travaillent en moyenne quatre heures par jour. Une partie des oisifs poireaute sur liste d’attente. Les autres? « Ils ne restent pas les bras croisés, ironise Joey. Beaucoup vivent de trafics de drogue à l’intérieur de la prison. » Les substances sont introduites au parloir ou projetées dans les cours de promenade. Les surveillants n’ont pas le temps d’inspecter quotidiennement chaque cellule et ne peuvent effectuer qu’à titre exceptionnel des fouilles intégrales sur les détenus.
Etrangement, ces derniers se plaignent peu de leurs conditions de vie. Les repas, les activités sportives, les ateliers leur offrent un cadre, alors que la liberté, elle, demande de pouvoir et de savoir se prendre en main. « C’est dur à comprendre, mais certains aiment être en prison, parce qu’on s’occupe d’eux », glisse Pascal Spenlé, directeur de la maison d’arrêt de Douai. C’est tout le paradoxe de cet univers carcéral au bord de la rupture. Il connaît son lot de suicides et de révoltes individuelles, il ne remplit pas ses missions de réinsertion et de prévention de la récidive envers les détenus. Et pourtant, il fonctionne, tant bien que mal. Le réformer exige de l’imagination, de la volonté. Et une vraie ténacité politique.
Par François Koch