Manuel Valls et Christiane Taubira s’affrontent sur la réforme pénale

La sourde passe d’armes, début août, entre Christiane Taubira et Manuel Valls dissimulait en fait un désaccord frontal. Le ministre de l’intérieur s’était dit « très surpris et inquiet » de la décision, le 1er août, du parquet de Chartres de ne pas incarcérer trois condamnés parce que la prison était pleine. La garde des sceaux avait rappelé le nécessaire aménagement des peines, il avait insisté : « Moi, je suis pour une exécution ferme des peines de prison, même les plus courtes. »

 

Les relations entre les deux ministères sont en réalité extrêmement tendues. Manuel Valls a envoyé une note, jeudi 25 juillet, au président de la République, pour torpiller la réforme de la procédure pénale du ministère de la justice. Il n’en a rien dit à Christiane Taubira, qui a découvert le courrier avec stupéfaction pendant la polémique de Chartres.

 

L’affaire n’est pas une simple péripétie. C’est un couac majeur dans le dispositif conçu par François Hollande. Celui-ci a voulu rassembler les contraires, Taubira sur sa gauche, Valls sur sa droite, mais l’équilibre vacille dès qu’il s’agit de trancher. Le ministre de l’intérieur se dit « furieux » de la fuite de son courrier au Monde. Ce n’est pas certain : il entendait prendre date.

 

PROJET « POLITIQUEMENT SENSIBLE »

 

« J’attire votre attention sur les désaccords mis en lumière par le travail interministériel qui s’est engagé récemment autour du projet de réforme pénale présenté par le ministère de la justice », a écrit Manuel Valls, le 25 juillet, au président de la République.

 

Même s’il juge lui aussi nécessaire « d’engager très rapidement des réformes organisationnelles indispensables à la crédibilité de notre politique de lutte contre la récidive », le ministre de l’intérieur explique que « la quasi-totalité des dispositions de ce texte a fait l’objet de discussion, voire d’oppositions du ministère de l’intérieur ». Les divergences sont telles – « l’écart entre analyses demeure trop important » –, qu’il demande à l’Elysée d’arbitrer : « Je souhaite à ce stade que nous définissions collectivement les principes directeurs de cette réforme. »

 

Manuel Valls a reçu le projet de loi le 12 juillet, quatre réunions interministérielles entre le 19 et le 25 ont suffi à lui faire comprendre qu’aucun accord n’était possible sur un projet « techniquement dense et politiquement sensible, tant au sein de notre propre majorité que vis-à-vis de l’opposition ».

 

JEAN-MARC AYRAULT HÉSITE

 

Le texte a déjà pris beaucoup de retard. Une « conférence de consensus sur la prévention de la récidive » avait remis le 20 février son rapport au premier ministre ; la chancellerie a depuis longuement travaillé sur un projet de loi qui devait être finalement présenté début juillet en conseil des ministres et a été repoussé sine die. Manuel Valls y est résolument hostile, Jean-Marc Ayrault hésite et François Hollande ne semble pas pressé d’ouvrir un front politiquement risqué à la veille des élections municipales de 2014.

 

Manuel Valls s’est ainsi senti les mains libres pour engager franchement les hostilités sur le texte du ministère de la justice, sans avoir l’élégance d’en prévenir Christiane Taubira. « Je ne peux que m’étonner qu’un tel document ne m’ait pas été communiqué, s’offusque la ministre, d’autant qu’il comporte des propositions de réforme du droit de la peine, domaine qui ne ressort d’aucune façon aux compétences du ministre de l’intérieur. »

 

« FORTES RÉSERVES AU SEIN DE LA MAGISTRATURE »

 

Elle en est « d’autant plus surprise » qu’elle a téléphoné à Manuel Valls le 29 juillet et qu’il ne lui en a pas soufflé mot ; qu’elle l’a rencontré deux jours plus tard, le 31, au comité interministériel de la coopération international et du développement, avant d’aller boire un verre le soir à Matignon. A aucun moment, « le ministre de l’intérieur n’a saisi ces deux occasions pour informer de la teneur de cette lettre ».

 

D’autant que la lettre à l’Elysée est sévère. Sur la méthode d’abord. « Ce projet de loi repose sur un socle de légitimité fragile, la conférence de consensus », écrit le ministre. Or « la somme de connaissances accumulées ne reflète pas tous les courants de pensées », les conclusions du jury ont fait l’objet de « fortes réserves au sein même de la magistrature ».

 

C’est en réalité très discutable : les poins de vue les plus opposés ont été entendus lors de la conférence, qui a réuni les meilleurs experts français et étrangers. Les réserves viennent surtout du principal syndicat, l’Union syndicale des magistrats (USM). « Surtout, reprend le ministre, je rappelle que le consensus de la société civile n’était qu’une aide à la construction d’un compromis politique, d’abord avec notre majorité, ensuite, et sans doute plus difficilement, avec la représentation nationale. »

 

PAS D’ENTHOUSIASME SUR LE FOND

 

Sur le fond, le ministre n’est pas plus enthousiaste. « Ce projet de loi part d’un premier postulat que je ne peux intégralement partager : la surpopulation carcérale s’expliquerait exclusivement par le recours ‘par défaut’ à l’emprisonnement et par l’effet des peines planchers. » Manuel Valls ne veut pas les supprimer et estime, comme l’opposition, qu’il faut construire d’autres prisons. C’est dit moins brutalement : on ne peut « totalement ignorer la question du dimensionnement du parc immobilier pénitentiaire ».

 

Le ministre partage certes le second postulat – la prévention de la récidive passe par l’individualisation des peines et les politiques d’insertion –, mais pas la façon d’atteindre l’objectif. Il rappelle « avoir alerté, dès le mois de février, sur les dangers d’une stratégie qui faisait de la loi pénale un vecteur de communication politique, au risque de provoquer un débat passionnel et irrationnel », et il ajoute méchamment : « Reproduisant en cela les méthodes de l’ancien gouvernement, alors même que nous les dénonçons. »

 

Il est vain pour lui de penser comme Christiane Taubira que « les évolutions législatives constituent le socle de la réforme ». Il faut d’abord profondément transformer « les structures porteuses du changement », c’est-à-dire les parquets, « qui déterminent le volume et la nature de la production judiciaire », et l’administration pénitentiaire qui doit consacrer ses forces au milieu ouvert.

 

« INEFFICACITÉ DE NOS PRATIQUES ACTUELLES DE PROBATION »

 

C’est assez flou, mais à la demande de l’intérieur, Christiane Taubira a confié le 2 juillet un rapport sur le parquet à Jean-Louis Nadal, l’ancien procureur général à la Cour de cassation, qui doit travailler sur « la modernisation de l’action publique ».

 

Troisième postulat : les récidivistes. Manuel Valls estime que leur traitement « oblige à une exigence accrue de prévisibilité et de fermeté », quand les études sur la récidive insistent au contraire sur le besoin d’accompagner les condamnés plutôt que de les enfermer. Pour le ministre de l’intérieur, la plupart des prévenus qui comparaissent devant le tribunal « ont déjà fait l’objet de plusieurs mises en garde », voire de plusieurs gardes à vue. « Ils sont multiréitérants et inscrits dans des parcours délinquants, certes de plus ou moins grande gravité, mais en tout cas durablement », bref il faut sévir.

 

« Je comprends donc les réflexions des responsables des parquets, de la police et de la gendarmerie, rencontrés lors de mes déplacements en ZSP, qui soulignent l’inefficacité de nos pratiques actuelles de probation autant que l’inadéquation des modes de traitement de la délinquance », indique le ministre.

 

Il estime que Christiane Taubira serait bien avisée de faire comme lui « les réformes de structures » qu’il a entrepris dans son propre ministère et conclut non sans humour, « dans ce cadre, je réaffirme mon engagement total aux côtés de la garde des sceaux ».

 

Franck Johannès

source : LeMonde.fr
Partagez :