Malaise dans la pénitentiaire

Article paru sur le blog « Libertés surveillés » de Franck Johannès le 20 septembre 2011

 

Il y a finalement plus de directeurs de prison que de détenus qui s’évadent : l’administration pénitentiaire – ils l’appellent tous l’AP – doit faire face à une forte vague de départs et ne semble guère s’en émouvoir. C’est pourtant une génération de cadres de premier plan qui s’en va, une douzaine de quadragénaires dotés d’une solide expérience et qui passaient pour  » l’aile réformiste  » de la pénitentiaire. Tous insistent sur leur attachement à la vieille maison, et mettent en avant leur besoin d’élargir leur horizon. Mais ces départs traduisent d’abord la grande lassitude de fonctionnaires que leur administration est incapable de retenir.

 

En décembre 2010, Sébastien Cauwel, 33 ans, recruté par un chasseur de têtes, est devenu directeur de cabinet du préfet de Vendée.  » Il y a eu cinq départs dans notre promotion de vingt directeurs au bout de cinq ans « , relève M. Cauwel. Il avait pourtant choisi ce métier  » peu connu, et à la mauvaise réputation « .  » Je fais partie de ceux, peut-être un peu surannés, qui sont rentrés dans le service public pour servir.  » Sept ans plus tard, il en est parti. Pas par lassitude :  » On gère de l’humain, un public en difficulté, on fait exécuter les sanctions et on leur permet de rentrer dans la société lorsque toutes les institutions ont échoué. C’est usant, il faut gérer des drames quotidiennement et on est constamment sur la sellette. Mais c’est passionnant.  »

 

Reste qu’il est difficile de résister aux sirènes et aux avantages de la préfectorale. Il est comme ses collègues en détachement pour deux ans, infiniment renouvelables, et n’exclut pas de retourner un jour à l’AP. En pratique, personne ne revient – sauf une sous-directrice des ressources humaines.  » J’ai posé la question du retour, dit Sébastien Cauwel. L’administration n’a pas de réponse. Devenir directeur interrégional ? Ce serait mal vu d’y mettre quelqu’un de moins de 55 ans. Diriger un établissement important ? Mais que faire alors des directeurs qui sont restés à l’AP ?  »

 

Aude Curto, 39 ans, a mûri sa décision plusieurs mois. La directrice du centre pénitentiaire de Nancy-Maxéville rejoindra en octobre l’Union territoriale des mutuelles de Lorraine.  » J’ai passé dix-sept ans à l’AP, qui m’a beaucoup apporté, à laquelle je crois énormément, explique la directrice. Mais ces derniers mois, j’ai eu de plus en plus de mal à me retrouver dans ses valeurs. Et j’ai perdu confiance dans ma hiérarchie.  » Elle aussi juge le métier usant, passionnant, exposé.  » Mais l’AP ne peut fonctionner que si on travaille en équipe, avec une stabilité que je ne retrouve plus, s’inquiète Mme Curto. On a de plus en plus de mal à conduire nos équipes sur des objectifs stables. J’ai parfois le sentiment qu’on sacrifie les projets fondateurs, en raison de l’intérêt politique ou médiatique du moment. Dès qu’une difficulté se présente, on est vite lâchés.  »

 

Le sacrifice, le 17 février, du directeur interrégional de Rennes, après l’affaire du meurtre de Laëtitia Perrais à Pornic, a précipité les désillusions : le chef de l’Etat avait exigé des sanctions chez les magistrats, le patron de la pénitentiaire a servi de fusible discret.  » C’est une administration qui se laisse malheureusement gouverner par la peur, dit Mme Curto. Elle a toujours été timorée, mais je me serais volontiers battue pour ma hiérarchie si j’avais senti un minimum de soutien.  »

 

Les partants ont sensiblement le même profil. Aude Curto a déménagé la vieille prison Charles III pour ouvrir le nouveau centre pénitentiaire de Nancy en juin 2009. Bertrand Pic a ouvert en février 2010 la nouvelle prison de Bourg-en-Bresse : il vit depuis le 1er septembre dans la chambre 242 de l’école de police de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or (Rhône).  » Après dix-sept ans à l’AP, j’avais envie de voir autre chose, explique le futur commissaire, sans quitter les métiers de la sécurité.  » Jérôme Harnois a lui aussi ouvert une prison, à Vézin-le-Coquet, en Ille-et-Vilaine, et est aujourd’hui heureux comme un pape dans sa sous-préfecture en Mayenne.

 

Patrick Mounaud est un peu leur grand frère. Il a 54 ans, était directeur interrégional de Marseille, puis chargé de mission à la direction de l’AP, il est depuis septembre délégué général du CNRS à Toulouse. Il a aussi été directeur de l’Ecole nationale de l’administration pénitentiaire, et a vu pousser ces jeunes cadres qui s’en vont aujourd’hui.  » L’AP a recruté des directeurs de très grande qualité, je comprends qu’ils soient accueillis ailleurs. Moi j’ai beaucoup aimé cet engagement, mais j’ai toujours considéré que je ferais un jour autre chose. Il y aura des retours, et ce sera riche pour nous.  »

 

Le nouveau directeur de l’administration pénitentiaire n’en fait pas un drame.  » Bien sûr que j’aurais préféré garder Patrick Mounaud dans mon équipe, explique Henri Masse, qui n’a été nommé qu’en juin. Mais il ne se passe rien de spectaculaire : il y a des flux de sortie, tous les ans, d’environ 8 %, il est sain que de très bons candidats aient envie de faire autre chose. Mais il y a un fort attachement à cette maison. Je ne désespère pas d’en faire revenir, il faut que nous ayons des dispositions statutaires favorables, c’est tout notre objectif. On organise tout ça, nous mettons en place une politique dynamique, peut-être avec un peu de retard.  »

 

FO-direction, le très majoritaire syndicat des directeurs, est plus inquiet :  » Les prisons françaises bientôt sans directeurs, grinçait un communiqué du syndicat le 1er septembre. Une pathologie nouvelle ou un concept ressources humaines en cours d’expérimentation ?  »

 

Six directeurs seulement ont été recrutés en 2011, qui ne remplacent pas les départs en retraite, auxquels s’ajoute  » une hémorragie  » : les départs  » marquent l’essoufflement de la force vitale d’un corps qui, faute d’attractivité, ne se régénère pas « . Le secrétaire général de FO s’en désole.  » Il n’y a aucune planification de carrière, dit Michel Beuzon ; l’administration ne fait que remplir des cases, alors qu’on ne peut pas rester quarante ans en prison : on vit dans un ghetto, à côté de la prison, beaucoup de couples ne le supportent plus, on ne peut jamais planifier un week-end à l’avance. Le corps est fatigué aujourd’hui. Beaucoup, cette année, ont eu le courage de le dire. « 

source : Le blog "Liberté surveillée" de Franck Johannès
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