Lois antiterroristes : le cri d’alarme des juges

Par Jean-Baptiste Jacquin

Sous les ors de la Cour de cassation et les capes de fourrure de rentrée solennelle, le verbe reste nécessairement policé. Le cri d’alarme lancé jeudi 14 janvier par les deux plus hauts magistrats de France, Bertrand Louvel, premier président de la Cour, et Jean-Claude Marin, procureur général de la Cour, n’en prend que plus de force. Ils s’inquiètent de la place laissée à la justice par le gouvernement.

Bien sûr, il y a l’état d’urgence. Mais il y a plus : après la loi renseignement votée juste avant l’été et la loi sur l’état d’urgence du 20 novembre, les intentions du gouvernement dans son projet de loi sur le crime organisé et la procédure pénale semblent marquées par la défiance.

« Quelles défaillances ou quels risques l’autorité judiciaire présente-t-elle, qui justifieraient que l’Etat préfère l’éviter lorsqu’il s’agit de la défense de ses intérêts supérieurs ? », a interrogé M. Louvel dans son discours, prononcé sous les yeux de Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, et de Christiane Taubira, ministre de la justice. « Gouvernement, Parlement, Conseil constitutionnel ont convergé pour ne pas désigner le juge dans ces lois récentes », a-t-il constaté.

Deux discours « courageux »
Habile, M. Louvel souligne que c’est d’abord à la justice de s’interroger et éventuellement de se remettre en question, mais il en appelle néanmoins à un débat de société :

« Pourquoi la justice est-elle ainsi évitée ? »
M. Marin, peu enclin aux rébellions, n’a pas été en reste dans son allocution de rentrée. « Face aux défis et aux enjeux des temps présents, il peut être une tentation, une facilité et, pourquoi pas, pour certains, une opportunité de modifier notre ordre juridique par des réformes qui n’auraient que l’apparence d’une réponse appropriée aux périls qui nous guettent. Or, la petite musique de notre justice judiciaire, si essentielle à l’existence même de notre état de droit, apparaît parfois bien peu audible quand résonnent les coups donnés à la démocratie. » François Hollande, qui pouvait se targuer d’avoir restauré, avec les gouvernements Ayrault et Valls, la dignité des juges après la présidence de Nicolas Sarkozy, en est pour ses frais.

Virginie Duval, présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM), le syndicat majoritaire, souligne le « courage » de ces deux discours qui « posent les bonnes questions ». Même réaction du côté du Syndicat de la magistrature (à gauche). Clarisse Taron, sa nouvelle présidente, se réjouit de ce rappel sur « la nécessité du judiciaire comme garant des libertés ».

« On entend souvent des discours hors sol et éloignés de nos préoccupations, ce n’était pas le cas ce matin. »

« Le chiffon rouge du gouvernement des juges »
Cette inquiétude institutionnelle se manifeste après une série d’alertes sur les moyens dévolus à la justice. Plusieurs tribunaux ont récemment annoncé devoir réduire le nombre des audiences, faute de magistrats. La Conférence nationale des procureurs a décidé, à la veille de Noël, de suspendre des activités « périphériques et chronophages » que la chancellerie impose. Le procureur général près la Cour de Cassation ne s’est pas privé, jeudi, de rappeler que « nos procureurs sont quatre fois moins nombreux que dans la moyenne des pays européens, ont des compétences plus vastes et sont moins rémunérés ».

Au moment où le gouvernement a commencé la consultation sur le prochain projet de loi destiné à renforcer les moyens de la police et des parquets dans la lutte contre le crime organisé et le terrorisme, ainsi qu’à renforcer les garanties des justiciables dans la procédure pénale, le président de la haute cour bat en brèche toute idée de gouvernement des juges. « Le chiffon rouge du gouvernement des juges n’est en réalité agité que pour faire obstacle à l’accomplissement démocratique d’une véritable séparation des pouvoirs », prévient M. Louvel, en fonctions depuis l’été 2014.

« une stratégie délibérée de poursuivre une entreprise de marginalisation des juges d’instruction » selon FO Magistrats
Une nouvelle fois, il s’est inquiété des « nuances d’appréciation » qui peuvent surgir avec le Conseil d’Etat, l’institution faîtière de l’ordre administratif, en particulier sur « la définition du périmètre et de l’étendue de la liberté individuelle, qui est cœur de la mission constitutionnelle de l’autorité judiciaire ». Une pierre dans le jardin de Jean-Marc Sauvé, le vice-président du Conseil d’Etat, lui aussi présent à cette audience solennelle.

La présidente de l’USM voit dans ces nuances l’une des motivations du projet de loi. « Le judiciaire ne fait pas ce qu’on veut, donc on va le faire nous-mêmes », décrypte-t-elle au sujet des mesures d’assignation à résidence et de contrôle administratif que les préfets pourront décider hors état d’urgence, à l’encontre des personnes de retour de Syrie ou ayant l’intention de s’y rendre, sans qu’il y ait matière à poursuites judiciaires.

Le syndicat FO Magistrats dénonce pour sa part « une stratégie délibérée de poursuivre une entreprise de marginalisation des juges d’instruction, des parquets et des juges de l’application des peines engagée depuis plusieurs années, en les plaçant sous une surveillance et un contrôle de plus en plus étroits des préfets ». A défaut d’un gouvernement des juges, c’est une rébellion qui est à craindre.

 
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