Les tribunaux relookés de Taubira

On l’accuse déjà de ne pas être à la hauteur des premières ambitions affichées, d’assembler des «mesurettes» disparates, de ne pas se donner les moyens de sa mise en œuvre. Certes, le projet de loi sur la justice du XXIe siècle (en réalité deux lois et deux décrets), présenté ce vendredi en Conseil des ministres, n’est pas le plus glamour des textes proposés par Christiane Taubira. Certes, il ne lui permettra peut-être pas les grandes envolées lyriques qu’elle affectionne (l’examen à l’Assemble nationale est prévu en octobre). Néanmoins, l’ensemble des textes – dont Libération a pu consulter une version en cours d’élaboration – proposent une série d’avancées concrètes vers une simplification et une modernisation des procédures.

DÉSENGORGEMENT

Le projet «Justice du XXIe siècle» veut répondre à un double et inexorable constat. D’une part, l’explosion des procédures, le recours croissant aux juges. D’autre part, la stagnation du budget de la justice, que les gouvernements successifs refusent d’augmenter substantiellement. Les conséquences de ces deux tendances sont la pénurie de personnel, le manque de moyens, l’allongement des délais et des audiences de plus en plus expéditives. L’idée est donc d’essayer de désengorger les tribunaux en leur retirant un certain nombre de contentieux, et de rendre les procédures restantes plus simples, fluides et efficaces.

Côté désengorgement, ou «recentrage des juridictions sur leurs missions essentielles», cela devrait se concrétiser avec la sortie des tribunaux du pacs, qui serait délivré par un officier d’état civil, et de certains délits routiers qui deviendraient contraventions (lire ci-contre)«Des bonnes mesures, mais insuffisantes et décevantes par rapport à ce qui avait été envisagé, commente Françoise Martres, la présidente du Syndicat de la magistrature (SM, gauche). Le contentieux routier, c’est 40 % de l’activité des tribunaux. Or, la plupart du temps, la justice ne fait qu’entériner la sanction prévue. On aurait pu aller beaucoup plus loin dans la déjudiciarisation.»

L’idée de se passer du juge pour les divorces par consentement mutuel n’a pas non plus été retenue. «Il y avait aussi le projet de sortir les comptes de tutelle de la sphère judiciaire, renchérit Céline Parisot, secrétaire générale de l’Union syndicale des magistrats (USM, modérée). Et de débarrasser les tribunaux d’instance des procurations de vote. Rien de tout cela n’a été retenu. Du coup, on n’avance pas beaucoup.»

«MANQUE D’ENVERGURE»

Côté simplification, le service d’accueil unique du justiciable (Sauj, lire ci-contre), et la plateforme «Portalis», visant à permettre saisine du juge et suivi en ligne des dossiers, emportent les encouragements des syndicats. Mais ils ne cachent pas leur inquiétude sur les moyens. «Les applications des juridictions ne sont pas connectées entre elles et ne pourront pas l’être sans doute avant longtemps, relève Françoise Martres. Cela va fortement ralentir les possibilités d’actions des services d’accueil unique.» «On est globalement déçu par le manque d’envergure de tout ça», résume Céline Parisot.

A la chancellerie, on s’affiche résolument optimiste sur les «redéploiements de personnels» et «les gains en facilité et efficacité pour le public» que permettraient ces réformes. Pour la mise en place des Sauj et d’un nouveau rôle de «greffier assistant du magistrat», 200 embauches seraient prévues.


1. SERVICE D’ACCUEIL UNIQUE

Disposition phare du projet, le service d’accueil unique du justiciable (Sauj) est aussi celle qui incarne le mieux la volonté affichée de rapprocher la justice du citoyen. «Imaginez une mère au foyer, la quarantaine, deux enfants, victime de violences de son mari, prend en exemple Jean-François Beynel, le directeur des services judiciaires. Le couple se sépare. Elle doit à la fois porter plainte pour les coups au pénal, solliciter un rééchelonnement de son loyer qu’elle ne peut plus payer, faire des démarches pour une pension alimentaire. Et, enfin, demander l’aide juridictionnelle pour financer ses frais de justice.» Autrefois, cette femme aurait dû se rendre au commissariat pour sa plainte, au tribunal d’instance pour son loyer et au tribunal de grande instance pour sa pension. Aujourd’hui, dans les six secteurs où sont expérimentés le Sauj – qui devrait être étendu en 2016 à l’ensemble du territoire -, elle se rendra uniquement à l’un de ces guichets (celui de son choix), prévus pour être ouverts dans tous les tribunaux. Un greffier l’accueillera et lui permettra d’effectuer l’ensemble de ses démarches.

2. JUSTICE EN LIGNE

La justice est une des administrations souffrant du plus grand retard numérique et informatique. Plus d’une quinzaine de logiciels coexistent selon les tribunaux et services. Aucune démarche en ligne n’est pour l’instant possible, mais la chancellerie a décidé d’y remédier, enfin. «Portalis», une plateforme interactive qui devrait permettre, à terme, de saisir le juge et consulter la progression de son dossier, est en cours d’élaboration. Une version «informative» (vade-mecum des procédures) sera mise en ligne en décembre. Ensuite, progressivement, en 2016-2017, devraient être rendus possibles le calcul de l’aide juridictionnelle, la saisine du juge aux affaires familiales pour une pension alimentaire, du juge d’instance pour un échelonnement de dette… De même, les différents avis judiciaires et convocations à l’audience pourraient être bientôt envoyés par mail. Et les juges être munis de tablettes pour le stockage de leurs dossiers.

3. ACTION DE GROUPE

Encourager et faciliter les actions de groupe. Voilà encore un pas vers cette mission de «service public» que la justice veut incarner à travers cette réforme. Aujourd’hui, la possibilité d’agir à plusieurs de manière concertée existe pour des démarches concernant la consommation et la santé. Le projet de loi l’ouvre dans le domaine des discriminations. «Par exemple contre une entreprise qui refuserait d’embaucher un profil racial ou sexuel», explique-t-on à la chancellerie. Par ailleurs, le texte instaure un socle commun et prédéfini à toute action de groupe – l’idée étant de permettre d’étendre ensuite plus facilement ce type de procédure à d’autres champs. La mesure satisfait de manière unanime les syndicats de magistrats – elle est aussi l’une de celles dont l’entrée en vigueur, si le texte est adopté par le Parlement, ne devrait pas poser de problème de mise en œuvre.

4. UN SEUL TRIBUNAL SOCIAL

La mesure peut sembler technique au premier abord mais, si elle est bien menée, elle est à même de simplifier considérablement la vie de nombreuses personnes concernées. Il s’agit de fusionner les tribunaux aux affaires de Sécurité sociale (les Tass, chargés de régler les litiges entre les particuliers et la Sécu) et les tribunaux du contentieux de l’incapacité (les TCI, compétents pour tout différend relatif à l’invalidité ou à l’inaptitude au travail). Jusqu’ici, bien souvent, le justiciable devait courir de l’un à l’autre pour le traitement d’un même dossier. «Une personne victime d’un accident du travail, explique à la chancellerie Jean-François Beynel, directeur des services judiciaires, se retrouvait ballottée entre le Tass et le TCI suivant qu’il s’agissait de conflits de remboursement de frais ou de problèmes d’incapacité à travailler. Et puis, personne ne connaissait la carte de ces juridictions. A partir de 2018, il y aura un tribunal de grande instance spécialisé en matière sociale, regroupant tout, par département. Les choses seront beaucoup plus simples et lisibles.»

5. CONCILIATION ET MÉDIATION

Voilà un pan du projet qui a le mérite d’allier ses deux marottes : désengorgement des tribunaux et «esprit citoyen». Dès le départ, Christiane Taubira avait affiché sa volonté de développer les «modes alternatifs de règlement des conflits» : médiation, «procédure participative» et conciliation. Les textes prévoient ainsi, pour les petits litiges du quotidien, de rendre une tentative de conciliation obligatoire avant la saisine du tribunal d’instance. «Les gens ont recours au juge de manière trop systématique, explique la chancellerie. Les citoyens doivent apprendre à se parler, à essayer de régler leur conflit de voisinage avant d’aller au tribunal. La conciliation ne coûte rien et permet d’économiser temps et énergie.» Des listes de médiateurs, bénévoles, devraient être établies par les cours d’appel, et leur formation renforcée. Un diplôme d’Etat de médiation familiale devrait être créé.

6. CODE DE LA ROUTE ET PACS

Que les chauffards et autres conducteurs du dimanche ne se réjouissent pas trop vite. Certes, si le projet est adopté, les défauts de permis de conduire et absences d’assurance ne seraient plus des délits passibles du tribunal. Mais cela rendrait les sanctions beaucoup «plus rapides et systématiques», dit l’exposé des motifs du texte. Il s’agirait désormais de contraventions punies d’amendes envoyées directement au domicile (500 euros pour le défaut de permis), comme pour les petits excès de vitesse aujourd’hui. A condition qu’il n’y ait ni récidive ni autre circonstance aggravante. Sinon, on repasse à la case délit et tribunal, et la peine encourue est le double de celle prévue actuellement, pour échapper aux reproches de «laxisme». Autre déjudiciarisation significative, le pacte civil de solidarité (pacs) ne serait plus délivré au tribunal d’instance mais à la mairie, par un officier d’état civil.

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