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Neutre et impartiale, la justice ? Le courant du «réalisme juridique», récemment arrivé en France, révèle l’impact des opinions ou de la fatigue sur les magistrats.
Entre ces deux clichés, la figure du juge balance… D’un côté, l’image du magistrat parfaitement neutre et impartial, juché sur son estrade surplombant victime, accusé et avocats ; de l’autre, celle du bras armé de l’Etat et de sa «justice de classe». Entre les deux, rien. Et pourtant. Dans un numéro titré «Des juges sous influence» (1), les Cahiers de la justice se sont récemment penchés sur la question. Ou comment le magistrat est guidé par ses opinions, son histoire ou sa fatigue quand il prend des décisions. Comme tout un chacun.
Le courant du «réalisme juridique», ou sociological jurisprudence, est né il y a plus de cinquante ans aux Etats-Unis. «A l’opposé de notre approche déductive du droit (le juge applique la loi), il soutient que l’acte de juger est avant tout le produit d’une activité humaine pratique», note la revue de l’Ecole nationale de la magistrature. Montesquieu affirmait que les juges étaient «les bouches de la loi, des êtres inanimés qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur». Il s’agit désormais de faire entrer la psychologie sociale et les sciences cognitives dans la «boîte noire» de la fabrique de la décision judiciaire. Les études menées, aux Etats-Unis surtout, mais aussi peu à peu en France, ont de quoi remettre en cause pas mal de fausses évidences.
Comme cette clé de voûte du procès : lors d’une audience, l’accusé parle en dernier. C’est, croit-on, un privilège qui va de pair avec la présomption d’innocence. Or, selon des travaux disséquéspar le magistrat Julien Goldszlagier, «la psychologie ne confirme par un tel présupposé». En effet, ce qu’on appelle en psychologie cognitive le «biais d’ancrage» veut que «l’esprit humain ait tendance à cheviller son jugement à la première information dont il a pu disposer (l’ancre) lorsqu’il prend une décision». Le dernier qui a parlé n’aurait pas forcément raison. Et l’accusé serait désavantagé.
Pas plus encourageant, des études ont montré que les juges étaient d’autant plus sensibles aux biais cognitifs qu’ils étaient fatigués. Le philosophe américain Jerome Frank disait déjà, au début du XXe siècle, que la justice reflétait surtout «ce que les juges ont mangé pour le petit-déjeuner». Il ne pensait pas si bien dire. Des travaux israéliens ont étudié 1 000 décisions acceptant ou refusant les aménagements de peine réclamés par des condamnés. En début d’audience, ceux-ci avaient 65 % de chance en moyenne de voir leur demande acceptée. En fin d’audience, ce pourcentage tombait à zéro. Le taux remontait à 65 % après la pause déjeuner. Et, c’est encore sans compter sur l’impact des convictions des juges et jurés sur les verdicts. En Suède, la présence d’un juré proche des Verts (parti plus féministe) augmente de 15 % la probabilité de condamnation dans les cas de violences faites aux femmes. Et celle d’un proche de l’extrême droite de 26 % la probabilité de condamner des étrangers. En France, les juges hommes condamneraient moins sévèrement les délinquantes femmes que leurs homologues magistrates (peut-être parce qu’ils considèrent les femmes comme des êtres plus vulnérables ou qu’ils estiment que les enfants ont davantage besoin d’une mère que d’un père en liberté).
(1) Ed. Ecole nationale de la magistrature – Dalloz.