Article publié le 7/06/2011 sur lemonde.fr
Octave : N’êtes-vous pas surpris de la très grande clémence dont fait quasi systématiquement preuve le parquet dans les affaires concernant les politiques ?
Serge Portelli : Les poursuites exercées contre les hommes politiques sont récentes sur l’échelle de l’histoire. Elles commencent en France dans les années 1970. La classe politique avait jusque-là bénéficié d’une scandaleuse impunité. Les poursuites se sont donc multipliées contre des députés, des ministres. Ces dernières années, les juges d’instruction ont été beaucoup moins saisis par les procureurs de la République de ce type d’affaires, notamment parce que la délinquance économique et financière bénéficie de plus en plus d’une impunité. On ne peut que constater, effectivement, le peu d’empressement des procureurs de la République à poursuivre ce type d’affaires. Sauf lorsqu’un membre de l’opposition est visé. Il faut rappeler qu’en France, les procureurs de la République sont étroitement soumis à une hiérarchie et que la Cour européenne des droits de l’homme a jugé qu’ils ne constituaient pas une autorité judiciaire indépendante.
Alain : Pouvez-vous nous décrire le rôle du juge d’application des peines : quel est son champ d’intervention, dans quelle mesure peut-il aménager une peine et de ce fait moduler la sanction infligée ?
Serge Portelli : Le juge d’application des peines a un double rôle. En détention et en milieu ouvert. En détention, il a pour rôle de faire entrer le droit dans la prison. Plus précisément, il décide de mesures d’assouplissement de la peine. Les libérations conditionnelles, mais aussi les réductions de peine ou d’autres mesures de ce type. En milieu ouvert, il a la charge de suivre toutes les personnes qui bénéficient de peines telles que les mises à l’épreuve. Il ne travaille pas tout seul, il est en liaison permanente avec les conseillers d’insertion et de probation, mais aussi avec l’administration pénitentiaire. Dans la plupart des juridictions, le juge d’application des peines occupe d’autres fonctions très variées.
Caty : N’y a-t-il pas des magistrats chargés de suivre quotidiennement (ou presque) les criminels libérés considérés comme dangereux ? Ne faudrait-il pas plus de moyens afin d’effectuer un réel suivi ?
Serge Portelli : Ce sont les juges de l’application des peines qui ont pour charge de suivre les détenus libérés dès lors qu’ils sont soumis à une mesure de surveillance et de contrôle. Ces juges ne sont pas seuls, et délèguent une grande part de ce pouvoir aux conseillers d’insertion et de probation. L’affaire de Pornic en février 2011 a permis à l’opinion publique de constater que les moyens de ces services étaient très largement insuffisants. Ni les juges ni les conseillers d’insertion et de probation n’ont suffisamment de temps ni de moyens pour s’occuper de toutes ces personnes. Ils sont obligés de définir des priorités et de se consacrer, effectivement, aux personnes libérées qui présentent les plus grands risques. Mais ces risques sont extrêmement difficiles à apprécier.
Iouno : Est-ce possible de supprimer les réductions de peine, comme semble le vouloir M. Ciotti ?
Serge Portelli : Il est toujours possible de revenir sur tous les progrès du droit depuis un siècle ou un demi-siècle. On peut supprimer le juge des enfants, le juge de l’application des peines, etc. La responsabilité du politique est d’avoir un minimum de cohérence dans la politique pénale, et plus particulièrement pénitentiaire. On assiste à des allers-retours permanents. Supprimer ces réductions de peine aurait des conséquences graves sur le fonctionnement des prisons. Cela risquerait d’accroître la violence au sein des établissements pénitentiaires. Violence contre le personnel pénitentiaire, violence entre les détenus, violence contre soi-même.
Imre K. : Quels sont vos arguments pour vous opposer à la proposition de M. Ciotti de placer l’exécution des peines sous la responsabilité exclusive du parquet ?
Serge Portelli : Tout le progrès du dernier demi-siècle a consisté à introduire un juge indépendant dans l’exécution des peines. Une peine de prison est vivante, elle concerne un homme, qui continue de vivre, d’évoluer, de changer, soit par lui-même, soit par les soins dont il bénéficie, soit par son entourage, soit pour mille autres raisons. Il est donc nécessaire de prendre en compte cette évolution pour aménager progressivement la peine. Tout homme placé en prison doit nécessairement, un jour, en sortir. Cette responsabilité-là nécessite l’intervention d’un juge indépendant. Comme je l’ai indiqué précédemment, le procureur de la République ne l’est pas. Il a l’obligation d’appliquer une politique pénale définie par un gouvernement, avec une marge de manœuvre extrêmement étroite. Il appartient donc à un juge, qui n’a d’ordre à recevoir de personne, d’intervenir dans l’exécution des peines.
Guest : Quel est le réel objectif du rapport Ciotti selon vous ?
Serge Portelli : Pour parler franchement, je pense que ce rapport est une des premières manifestations de la campagne électorale. Il vise à durcir encore davantage la politique pénale. On assiste à une course permanente entre le programme du Front national et celui de l’UMP. L’objectif essentiel est celui-là. Ce rapport est émaillé de mensonges, de contre-vérités, d’approximations. On ne peut que constater une ignorance tragique des réalités de la prison et de la justice et une méconnaissance profonde du phénomène criminel, et notamment celui de la récidive. Sur des bases fausses, on ne peut avancer que des propositions erronées.
XXX : La libération d’un détenu présente toujours un risque de récidive. Le prix à payer pour les libérations conditionnelles (quelques crimes par an ) n’est-il pas trop élevé ?
Serge Portelli : Si l’on applique le « principe de précaution », aucune libération ne sera jamais possible. Toute décision judiciaire présente un risque. Ce ne sont pas simplement les libérations conditionnelles qui sont en cause. L’appréciation de la durée de la peine est une des tâches les plus difficiles du juge. Savoir ce que l’on fait d’un suspect avant son jugement est également très délicat. Personne ne peut savoir ce qu’un homme fera en quittant un tribunal. Il peut très bien commettre un crime dans l’heure qui suit. Aucun expert au monde, aucun juge ne pourra jamais le savoir. Mais ce qu’il faut affirmer haut et fort, c’est que l’immense majorité des gens qui passent en justice et de ceux qui sortent de prison retrouvent une vie totalement normale et ne retournent jamais ni devant leur juge ni dans une prison. Ce constat-là est évident, mais personne ne veut l’entendre.
Alain : Pouvez-vous comparer le taux de récidive des anciens détenus ayant bénéficié de remise(s) de peine avec celui d’anciens détenus n’en ayant pas bénéficié ?
Serge Portelli : Les études qui ont été menées jusqu’à présent concernent les libérations conditionnelles, et non les remises de peine à proprement parler. Elles démontrent que la récidive est beaucoup plus faible lorsqu’une libération conditionnelle a été accordée. Les remises de peine obéissent à une logique légèrement différente, puisqu’elles ont été effectivement créées à la suite des émeutes des années 1970, dans le but d’apaiser le climat des prisons. Ces remises de peine permettent de donner un espoir aux détenus. Elles ne sont pas automatiques, comme on le prétend trop souvent, puisque le juge de l’application des peines peut les révoquer en cas de mauvais comportement. Il serait utile de demander au personnel pénitentiaire ce qu’il pense du projet de suppression de ces réductions de peine.
Romaindu26 : Certains politiques appellent à » punir plus vite « , notamment les primo-délinquants, n’est-ce pas un obstacle au déroulement de la justice ?
Serge Portelli : Je n’ai rien contre la « punition », mais le terme qui me paraît le plus adapté est celui de « sanction ». La course contre la montre pour sanctionner me paraît un faux problème. La justice a besoin de temps pour décider déjà de la culpabilité, qui est loin d’être évidente, mais aussi, éventuellement, de la sanction. Dans les vingt dernières années s’est développé tout un courant tendant à transformer la justice pénale en une machine à produire rapidement des peines. Telle n’est pas la mission de la justice. Le terme de « traitement en temps réel » est une aberration. Pour juger un homme, il faut prendre le temps, non seulement de rechercher ce qu’il a fait précisément, mais aussi de savoir qui il est. Ce n’est pas en quelques minutes, voire en quelques jours, qu’on peut le savoir. Les procédures de comparution immédiate, les anciens flagrants délits, induisent la prison. Elles sont de plus en plus employées et produisent une justice de très médiocre qualité, et le plus souvent des injustices. Il faut donc aller très exactement en sens inverse. Prendre le temps de juger, mais aussi expliquer pourquoi il faut prendre le temps.
Patrick : On assiste à une multiplication des erreurs judiciaires. Est-ce dû au sous-effectif judiciaire, à la mauvaise formation des magistrats, au manque d’éthique des magistrats ?
Serge Portelli : Il n’y a aucun constat scientifique d’une « multiplication des erreurs judiciaires », ne serait-ce que parce qu’elles ne sont pas répertoriées comme telles. L’erreur judiciaire est un phénomène aussi vieux que la justice elle-même. Elle existe dans tous les pays, dans tous les régimes, dans tous les systèmes judiciaires. C’est d’ailleurs parce qu’elle existe partout et toujours qu’ont été inventées un certain nombre de règles telles que la présomption d’innocence, dont le fondement est précisément la fréquence des erreurs. L’origine de ces erreurs est multiple, elle peut tenir effectivement à une mauvaise formation des magistrats, elle peut être due aussi à la vitesse excessive de la justice. Contrairement à ce qu’on pense, ce ne sont pas dans les affaires criminelles que les erreurs sont les plus fréquentes, mais dans les affaires correctionnelles. Celles-ci sont jugées dans l’immense majorité des cas après une simple enquête de police et une procédure de garde à vue. Il n’y a pas aujourd’hui assez de garanties dans ces procédures-là.
Datsmi : Y a-t-il une différence dans l’application des peines entre Paris, les autres grandes villes et la province ?
Serge Portelli : La justice est différente suivant toutes les juridictions. Elle est même différente dans un même tribunal, d’une chambre à l’autre. La justice est rendue par des hommes. Tant qu’elle ne sera pas rendue par des machines, il y aura nécessairement des différences, et c’est heureux.
Imre K. : Que pensez-vous du projet de rendre présents des « jurés populaires » aux côtés des juges d’application des peines?
Serge Portelli : J’ai écouté Nicolas Sarkozy présenter ce projet. J’ai entendu qu’il voulait ainsi mettre fin au « scandale des libérations conditionnelles ». Il s’agit donc bien évidemment de rendre cette justice plus sévère. La libération conditionnelle est le meilleur moyen d’éviter la récidive. C’est un constat qui a été fait depuis très longtemps et dans tous les pays du monde. Malheureusement, le gouvernement actuel ne semble pas accepter ce constat, pourtant irréfutable. Je n’attends donc rien de bon de ce projet-là.
Dubois : Comment grimpe-t-on dans la hiérarchie lorsque l’on est magistrat ?
Serge Portelli : Je suis assez mal placé pour vous répondre. Mais le système, paraît-il, est destiné à faire progresser les meilleurs dans la hiérarchie. Je vous laisse le soin de l’apprécier.
Anon : Que pensez-vous de la judiciarisation de l’hôpital psychiatrique ?
Serge Portelli : Je pense que vous faites allusion aux décisions du Conseil constitutionnel et à la loi qui vient d’être adoptée par le Parlement. Le juge devra désormais intervenir dans un délai très bref pour s’assurer de la pertinence du placement en hôpital psychiatrique. Le principe est intéressant. Cette judiciarisation se heurte à des inconvénients pratiques majeurs : le manque de moyens, l’insuffisance de juges et de greffiers. Il ne suffira pas de mettre un juge dans l’hôpital psychiatrique, encore faut-il qu’il y ait un vrai débat judiciaire et que la personne hospitalisée ait la possibilité réelle de contester son placement et de bénéficier d’une assistance. Nous en sommes encore loin.
Patrick : L’ échelle des peines est particulièrement courte en France. Trente ans de peine de sûreté pour les crimes les plus graves. Compte tenu de l’espérance de vie, ne faudrait-il pas porter cette peine à cinquante ou soixante ans?
Serge Portelli : Quel est le sens de la peine ? S’agit-il de multiplier les détentions perpétuelles ? Faut-il avoir pour but de garder un homme en prison jusqu’à la fin de ses jours ? C’est l’exemple que nous proposent effectivement les Etats-Unis, où près de cent trente mille personnes sont détenues à perpétuité, dont trente mille environ sans aucune possibilité de libération conditionnelle. C’est cet exemple qui apparemment inspire M. Ciotti et d’autres. Telle n’est pas notre tradition. Mais c’est la conception, plus largement, de la justice et de l’homme qui est en cause. Peut-on priver totalement d’espoir quelqu’un qui a commis une infraction, même grave ? Ne faut-il pas, au contraire, toujours espérer en l’homme ?
Sand : pourquoi ne pas envisager de faire appel à des sociétés privées pour faire le suivi (sur le plan technique uniquement) des détenus libérés soumis a un contrôle ?
Serge Portelli : Les sociétés privées ont déjà une large place dans l’exécution des peines, puisque de plus en plus de prisons sont soumises à un régime mixte. Ce sont des entreprises privées qui non seulement construisent les prisons, mais les gèrent dans une très large mesure. La justice, la prison font partie des fonctions régaliennes de l’Etat. La privatisation est déjà très largement en marche dans l’ensemble des services publics. Il serait bon que la justice résiste à ce mouvement.
Alain : Quelle est la signification de « perpétuité » en droit français ?
Serge Portelli : La seule vraie peine de perpétuité « réelle » a été créée par une loi de 1994, à la suite d’une terrible affaire criminelle. Il s’agissait au départ d’interdire toute libération conditionnelle pour des crimes particulièrement odieux. Mais même dans ce cas-là, la loi a dû prévoir la possibilité d’une atténuation de la perpétuité.
Miodo : Pensez-vous que le Parti socialiste offre une autre vision de la justice ?
Serge Portelli : Pendant les deux dernières campagnes électorales, le Parti socialiste s’est systématiquement aligné sur les propositions de la droite. Qu’il s’agisse de Lionel Jospin ou de Ségolène Royal. Le programme actuel du Parti socialiste est très différent de celui de l’UMP. Il faut dire que ce dernier parti se rapproche de plus en plus, dans son programme et son discours, du Front national. Il est dès lors quasiment impossible pour la gauche de s’aligner sur les propositions de la droite.
axel : L’application de la LOPPSI 2 se fait -elle déjà ressentir dans le monde de la justice ?
Serge Portelli : La Loppsi 2 était un véritable fourre-tout. La plupart de ses dispositions entrent progressivement en vigueur, elles n’ont pas encore entraîné de bouleversements considérables dans le monde de la justice.
Cicéron : Avant de s’intéresser à « l’exécution des peines » au travers des mesures de « réinsertion », le véritable problème ne reposerait-il pas tant sur la réforme de la procédure pénale et sur le manque de moyens des services judiciaires ?
Serge Portelli : Il est vrai que l’exécution des peines permet de modeler, voire de rectifier, des décisions judiciaires qui ont pu être prises trop rapidement ou sans grand souci de l’homme qui est jugé. La possibilité donnée depuis 2009 (la loi pénitentiaire) d’aménager des peines d’emprisonnement jusqu’à deux ans est le signe de cette inadéquation. Il serait largement préférable que les juges, au moment du prononcé de la peine, prennent le temps de prononcer des peines individualisées et proportionnées.
Miodo : Si vous deviez en défendre une, quelle mesure de la justice « à la sauce Sarkozy » choisiriez-vous ? Les QPC ne sont-elles pas un pas dans le bon sens ?
Serge Portelli : Franchement, je pense que la politique de Nicolas Sarkozy en matière de justice a permis de réveiller et le monde judiciaire, et la société dans son ensemble. Les excès, l’inhumanité de cette politique nous forcent à retrouver les vraies valeurs de la démocratie. Ils nous obligent à réfléchir aux fondements de notre action. J’aurais préféré que cette évolution se fasse de façon moins douloureuse. Je crains surtout que toutes les lois qui ont été votées, et surtout l’idéologie qui les sous-tend, ne soient particulièrement difficiles à remettre en cause.
La réforme de la question prioritaire de constitutionnalité s’inscrit dans la logique du nouveau rôle du juge tel qu’il a été défini au sortir de la seconde guerre mondiale. Il s’agit de donner au juge sa véritable place dans une démocratie, en rappelant au politique qu’il est soumis, quelles que soient les circonstances, quelle que soit son idéologie, à des valeurs supérieures qui sont communes à toute l’humanité. Le Conseil constitutionnel se voit principalement chargé de ce nouveau rôle. Mais il doit le partager avec l’ensemble du monde judiciaire. C’est toute la justice, du plus petit juge jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme, en passant par la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel, qui a la charge, la lourde charge, d’être le gardien des libertés.