La révolution Taubira contre la récidive

Le ministère de la justice veut généraliser les peines de probation pour la petite délinquance, une alternative à l’incarcération assortie d’un suivi intense.

 

C’est une révolution qui peut faire grincer quelques dents. Le ministère de la justice travaille discrètement sur un projet qui devrait bouleverser en profondeur le système pénal et vider les prisons d’une grande partie des courtes peines. Christiane Taubira s’attend à une sérieuse tempête, après le tollé qu’elle a soulevé le 7août pour avoir émis un simple doute sur la généralisation des centres éducatifs fermés. Pour l’éviter, la ministre doit installer, le 18septembre, une « conférence de consensus» sur les questions de récidive et de dangerosité rassemblant experts, spécialistes institutionnels et intervenants de terrain.

 

La prochaine polémique risque néanmoins de s’appeler la probation, ou contrainte pénale communautaire». Il s’agit, conformément à une recommandation adoptée par le Conseil de l’Europe le 11 janvier 2006, de ne placer en détention les délinquants – il ne s’agit évidemment pas des criminels – «qu’en dernier recours», et de leur infliger une peine «dans la communauté», c’est-à-dire dans la société, et non pas en prison. Le condamné aura des devoirs et des obligations, mais aussi un suivi intense pour permettre sa réinsertion et s’attaquer à la récidive.

 

Le chantier est immense, et la France accumule un retard considérable, mais la garde des sceaux y est décidée: «Les politiques pénales de ces cinq dernières années ont aggravé la récidive, expliquait en juin Christiane Taubira. Notre but n’est pas tant de lutter contre la surpopulation en prison, parce que c’est la politique pénale qui régule la population carcérale, mais bien de lutter contre la récidive.»

 

Le constat, il est vrai, est accablant. «Depuis dix ans, le système pénal est engagé dans une course folle, qui est aussi une course à l’abîme, notent une soixantaine de magistrats et chercheurs dans un manifeste, publié le 12 juin par Libération. Les résultats de cette politique doivent être pris pour ce qu’ils sont, le témoignage d’un échec et la promesse d’une faillite.» Les gouvernements ont adopté 55 textes depuis 2002 qui ont tous poussé à l’incarcération ou alourdi le quantum des peines. En 2001, 20 837 personnes ont été écrouées, et 88 058 en 2011; la durée moyenne de détention a augmenté (8,1mois en 1999 contre 9,8 mois en 2011); les peines de plus de vingt ans sont passées de1 252 en 2000 à 2 291 en 2011, ce qui en dit assez sur le prétendu laxisme des juges.

 

Pour éviter l’explosion, l’Etat, tout en affichant une fermeté de principe, a discrètement doublé le nombre des aménagements de peine, multipliant par cinq le nombre de bracelets électroniques depuis 2005. Un vaste programme de construction de prisons a par ailleurs été lancé, 57 000 places à ce jour, 80 000 prévues. A un coût faramineux: 95 millions d’euros de loyer en 2010, mais 567 en 2017, a prévenu la Cour des comptes, et sans réussir pour autant à contenir la surpopulation carcérale.

 

Cette simple gestion des flux n’a en rien réduit la récidive, au contraire. La principale étude française (des démographes Annie Kensey et Abdelmalik Benaouda, du bureau des études et de la prospective de l’administration pénitentiaire,

Le Monde du 15 octobre 2011) a prouvé que 63% des sortants de prison sans aménagement de peine étaient à nouveau condamnés dans les cinq ans, contre 39% pour les sortants en libération conditionnelle. Les différentes études internationales confirment ces résultats, une étude canadienne de référence (Smith, Goggin et Gendreau en 2002), conclut franchement à «l’inefficacité des stratégies punitives pour réduire la récidive».

 

Il est souvent objecté que les détenus qui bénéficient des alternatives à la prison sont justement choisis parmi ceux qui risquent le moins de récidiver. L’argument est solide, et une équipe néerlandaise s’y est attelée en constituant

Deux échantillons comparables de délinquants condamnés pour la première fois, mais les uns à de courtes peines d d’emprisonnement et les autres à des peines d’intérêt général. Le taux de récidive est toujours supérieur lorsque le condamné a été incarcéré (Wermink, Blokland, Niewbeerta, Nagin et Tollenaar en 2010).

 

Il existe bien entendu un suivi des condamnés en France, confié à 4 000 conseillers d’insertion et de probation débordés, qui gèrent chacun jusqu’à 180 dossiers (contre 25 en Suède). Mais il s’agit surtout de contrôler les obligations des anciens détenus, qu’ils pointent bien au commissariat, qu’ils dédommagent les victimes ou qu’ils ne déménagent pas sans prévenir. Il n’existe pas en France de véritable outil d’évaluation des risques de récidive, et les travaux internationaux ne sont ni connus ni enseignés. Pour sortir de ce «bricolage méthodologique», insiste le manifeste, il faut parvenir à une véritable peine de probation qui, au Canada, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou en Suède a permis de réduire la récidive de 50% en moyenne.

 

La probation se définit comme «une série d’activités et d’interventions qui impliquent suivi, conseil et assistance dans le but de réintégrer socialement l’auteur d’infraction dans la société et de contribuer à la sécurité collective», selon une recommandation du Conseil de l’Europe de 2010. Il ne s’agit pas seulement de contrôler la dangerosité du condamné, mais aussi ses ressources propres, ses besoins et ses carences. Elles sont, statistiquement, criantes: 25% des entrants en prison sont sans ressources, 25%sans domicile, avec un niveau de qualification faible, un état de santé dégradé, des problèmes psychiatriques lourds et souvent une histoire familiale heurtée.

 

Les chercheurs proposent ainsi que soit créée une peine de probation, prononcée par un tribunal, qui en fixerait la durée et l’emprisonnement encouru en cas de non-respect, et qui se substituerait aux actuelles alternatives à la prison.

Après une phase d’évaluation, un juge d’application des peines déciderait des conditions d’un suivi «sur mesure». C’est aussi une idée de bon sens: est-il plus utile d’envoyer un chauffard en prison ou de le condamner à travailler un an dans une association contre la violence routière? Des programmes ont été expérimentés depuis des années dans le monde anglo-saxon pour mesurer «la désistance», c’est-à-dire la sortie de la délinquance. En renforçant le «capital humain» (maîtrise des émotions et des capacités de communication) et le «capital social» (intégration dans la société).

 

Les résistances promettent d’être nombreuses, mais la peine de probation pourrait bien être un tournant dans l’histoire des prisons. Deux magistrates, qui ont longuement travaillé sur la question, Pascale Bruston et Valérie Sagant, sont aujourd’hui conseillères de la garde des sceaux. «On ne les a pas fait venir par hasard», sourit Christiane Taubira.

 

Six fois moins de conseillers d’insertion que de surveillants

 

78 262 personnes écrouées au 1er juillet (6,7% de plus qu’en 2011), c’est-à-dire prises en charge par l’administration pénitentiaire mais pas nécessairement incarcérées.

67 373 détenus, dont un bon quart (17 138) de prévenus, en attente d’un jugement définitif.

57 408 places opérationnelles de prison.

12 609 personnes en aménagement de peine (20,6%), dont 9 627 sous bracelet électronique, 1 993 en semi-liberté, 989 en placement à l’extérieur.

250 000 personnes étaient prises en charge par l’administration pénitentiaire au 1er janvier (77 000 sous écrou, 173 000 en milieu ouvert).

26 094 surveillants de prison soit un pour 2,6 détenus.

4 080 personnels des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) ont la charge de 173 000 personnes (soit un conseiller pour 42,4 personnes).

 

Par Franck Johannès

 

source : LeMonde.fr
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