La peine de probation, une nouvelle philosophie de la sanction

Une polémique entre Manuel Valls et Christiane Taubira, des diatribes enflammées dans la presse, une pétition nationale dénonçant la « politique laxiste » du gouvernement : avant même d’avoir été portée sur les fonts baptismaux, la peine de probation semble avoir réveillé les démons les plus puissants de notre imaginaire pénal. La polémique a atteint une telle virulence que le gouvernement a renvoyé l’examen du texte à l’après-municipales : il espère que, d’ici là, les esprits se seront apaisés. On peut légitimement en douter : à droite comme à gauche, nul ne semble prêt à rendre les armes.

 

La peine de probation mérite cependant mieux que ce combat sans merci entre les défenseurs autoproclamés de la sécurité et les partisans supposés du laxisme pénal. Ne serait-ce que parce que ce débat fait bien peu de cas du savoir criminologique : au printemps, la Conférence de consensus sur la prévention de la récidive, présidée par la juge Françoise Tulkens, a démontré, chiffres à l’appui, que pour les petites infractions la récidive était plus faible après une peine de probation en liberté qu’après un séjour en prison. Les études ont été publiées sur le site de la conférence, mais les élus de droite continuent à brandir l’épouvantail du laxisme. Comme si l’enfermement restait, à leurs yeux, le seul horizon possible de la peine.

 

AFFAIRE DE SYMBOLE

 

Si nos croyances parviennent ainsi à nous masquer les enjeux réels du débat, c’est sans doute parce que la peine est affaire de symbole autant que d’efficacité. Des supplices aux galères, du pilori aux prisons, elle a souvent été associée à un univers de souffrance et d’infamie. Avec la probation, la sanction s’éloigne de cette image : cette peine s’effectuera en milieu ouvert, loin des tourments qu’engendrent les prisons. Elle sera en outre adaptée avec finesse au profil du délinquant : la probation sera définie, au cas par cas, par les magistrats, en fonction de la gravité de l’infraction mais surtout du parcours du condamné.

 

La peine de probation, qui ne concernera que les « petits » délits (conduite en état d’ivresse, vol simple ou non-paiement de pension alimentaire), sera en effet une sanction « sur mesure ». Le délinquant restera en liberté mais il lui faudra faire ses preuves, comme l’indique l’étymologie du mot « probation », en respectant un certain nombre d’obligations fixées par le juge. Encadré par des conseillers d’insertion, il devra, par exemple, suivre un programme de lutte contre la toxicomanie ou l’alcoolisme, pointer régulièrement au commissariat, indemniser la victime ou s’inscrire dans une formation professionnelle. Il ne mettra pas un pied en prison : sa peine sera tout entière contenue dans ces contraintes auxquelles il ne pourra pas se soustraire sous peine de repasser devant un juge.

 

NOUVEAU VOCABULAIRE PÉNAL

 

Dans le monde anglo-saxon, la probation a une longue histoire. « On la fait souvent remonter aux Etats-Unis, au milieu du XIXe siècle, sourit l’universitaire Jean Danet, avocat honoraire et membre du comité d’organisation de la Conférence de consensus. En 1842, un cordonnier de Boston baptisé John Augustus avait réussi à convaincre le tribunal de police qu’il valait mieux placer un délinquant alcoolique sous sa surveillance que de l’envoyer en prison. Il lui avait fourni un travail, un logement, mais aussi un encadrement et une assistance. » L’expérience avait réussi : devenu sobre, le délinquant s’était vu infliger une peine symbolique de un cent. Le système avait tellement bien fonctionné qu’en dix-huit ans le philanthrope bénévole avait accueilli dans son atelier 1 142 hommes et 794 femmes !

 

Si le monde anglo-saxon connaît bien la probation, la France, elle, commence tout juste à décoder ce nouveau vocabulaire pénal. Et à lui trouver une place dans le paysage de la philosophie de la peine, qui n’a pas toujours été dominé par la prison. Du bannissement aux supplices, des travaux forcés aux amendes, il y eut dans le passé en effet mille manières de punir. Mille manières, aussi, de donner un sens au châtiment. D’Emmanuel Kant à Cesare Lombroso, de Cesare Beccaria à Jeremy Bentham, des dizaines de philosophes ont, au fil des siècles, tenté de justifier cet usage qui consiste à ajouter le mal de la peine au mal de l’infraction.

 

Au premier rang des justifications de la peine figure souvent un discours sur le devoir moral, voire sacré, du châtiment. Selon le philosophe Frédéric Gros, auteur d’un livre sur la peine, le premier sens de cette peine est le « rappel à la loi » : la punition répond, par principe, à la transgression d’un interdit. Cette dimension est à son apogée chez Kant, qui refuse de faire entrer la peine dans le moindre calcul d’utilité : la punition n’est pas destinée à dissuader le criminel ni même à susciter son amendement, elle est simplement un « devoir moral absolu et catégorique » destiné à réaffirmer la « majesté de la Loi outragée ».

 

« PEINE À PART ENTIÈRE »

 

Cet impératif est-il présent dans la probation ? A droite, beaucoup d’élus en doutent : ils estiment que cette peine « cousue main » qui s’effectue en liberté est un véritable cadeau fait aux délinquants. « La dimension punitive est pourtant présente dès le prononcé de la peine de probation, rétorque le magistrat et essayiste Denis Salas, secrétaire général de l’Association française pour l’histoire de la justice et directeur de la revue trimestrielle Les Cahiers de la justice. Le juge dit : «Je vous déclare coupable et je vous condamne à une peine de probation.» Cet acte de langage prononcé dans le cadre d’un tribunal symbolise la réprobation de la société et réaffirme l’ordre social. La société parle, la loi est posée, la peine est inscrite dans le casier judiciaire. Tous les éléments de la punition sont là : l’audience, le juge, le rituel, le casier. »

 

Mais la dimension punitive ne s’arrête pas aux symboles. Pour les défenseurs de la probation, les obligations qui seront imposées aux condamnés n’ont rien d’une faveur ou d’un bienfait. « Il y aura une effectivité réelle de la sanction, souligne l’avocat et professeur de droit Jean Danet. Le condamné devra, par exemple, porter un bracelet électronique, ne pas se rendre dans les lieux où il a ses habitudes de vie, indemniser la victime, respecter une obligation de soins en matière de toxicomanie ou d’alcool, toutes choses qui sont souvent très difficiles à faire. » « Pendant sa peine, le condamné sera en liberté, mais il sera constamment encadré et surveillé, renchérit la philosophe Myriam Revault d’Allonnes, membre du jury de la conférence de consensus. Il ne s’agit pas de le mettre dans un jardin d’enfants. »

 

La magistrate Nicole Maestracci, présidente du comité d’organisation de la conférence de consensus, insiste, elle aussi, sur le fait que la peine de probation est une « peine à part entière ». « Ce n’est toujours pas évident à saisir car les murs des prisons sont visibles, alors que les obligations de la probation ne le sont pas, remarque-t-elle. Il faut cependant sortir de l’idée que les peines en milieu ouvert sont plus douces que l’enfermement. Pour beaucoup de délinquants, les contraintes imposées par la peine de probation seront plus difficiles à supporter que la prison, un endroit où certains détenus passent des journées entières en cellule à regarder la télévision. La prison, c’est souvent la déresponsabilisation. »

 

RÉHABILITATION

 

Si la dimension punitive n’est pas absente de la peine de probation, son inspiration principale vient cependant d’ailleurs. « Cette peine s’inscrit complètement dans la philosophie de la réhabilitation », résume Denis Salas. Amendement, régénération, éducation, réinsertion : les mots ont varié, mais, au XIXe siècle, l’idée que le délinquant doit être éduqué finit par s’imposer. A l’époque, la réhabilitation « se comprend comme «remoralisation» ou «resocialisation», écrit le philosophe Frédéric Gros dans Et ce sera justice : punir en démocratie (Odile Jacob, 2001). Punir serait réinjecter dans l’individu coupable des normes sociales ou morales. »

 

Depuis le XIXe siècle, cette notion a évolué : il n’est nullement question, aujourd’hui, de défendre une vision rédemptrice, voire salvatrice, de l’âme du condamné. Mais si la dimension religieuse s’est éloignée, l’idée de la réhabilitation est toujours très présente. « La peine de probation vise la restauration sociale, pas morale, précise Myriam Revault d’Allonnes. Il ne s’agit pas de transformer un délinquant en un être vertueux en supprimant en lui toute envie de faire le mal : la psychanalyse, avec Freud, nous a montré que l’on ne pouvait pas éradiquer le désir du mal. La peine de probation cherche, plus simplement, à rendre le condamné apte aux exigences de la vie sociale. Elle repose sur des considérations politiques, pas sur des considérations morales. »

 

DISCOURS MORALISATEURS

 

Nicole Maestracci, qui a, depuis la conférence de consensus, été nommée membre du Conseil constitutionnel, rejette, elle aussi, les discours moralisateurs : selon elle, la peine de probation ne vise pas à régénérer intérieurement le condamné mais à lui permettre, plus modestement, de « mener une vie compatible avec la société telle qu’elle est ». « Elle est fondée sur une idée nouvelle, la «désistance», c’est-à-dire l’étude des raisons pour lesquelles les personnes sortent de leur parcours de délinquance. En encadrant les condamnés, elle les aide à retrouver des points d’appui : sortir de la toxicomanie ou de l’alcoolisme, trouver un logement, renouer des liens familiaux, suivre une formation professionnelle ou chercher du travail. C’est long car il est souvent très difficile de changer de mode de vie, mais le délit peut être l’occasion d’amorcer ce virage. »

 

La dernière source d’inspiration de la peine de probation vient du monde anglo-saxon : c’est la philosophie de la « restorative justice », une doctrine tellement éloignée de la mentalité française que sa traduction est hésitante – les spécialistes parlent indifféremment de justice « restaurative », « réparatrice » ou « restauratrice ». Apparue il y a une trentaine d’années au Canada et aux Etats-Unis, elle cherche à retisser les liens sociaux altérés par l’infraction. « Cette justice vise à assurer la resocialisation de l’auteur de l’infraction et, in fine, le rétablissement de la paix sociale, résume le rapport de la conférence de consensus. Elle entend de ce fait redistribuer les rôles entre l’Etat responsable du maintien de l’ordre et la communauté civile. »

 

JUSTICE RÉPARATRICE

 

Conférences de groupe en Nouvelle-Zélande, cercles de soutien et de responsabilité au Canada, rencontres détenus-victimes en Belgique : la justice réparatrice tente de faire naître des gestes ou des paroles de réconciliation. La peine de probation ne va pas jusque-là mais elle est, elle aussi, attentive à la réparation des liens sociaux. « Avec la probation, la société devient un acteur de la peine, souligne Denis Salas. Ce n’est plus la société sondagière et vengeresse de l’utopie sécuritaire et du populisme pénal, mais une société apaisée, qui participe activement à la mise en oeuvre de la sanction – une municipalité, par exemple, qui organise un stage de sécurité routière pour les délinquants de la route ou une association qui met en place des groupes de parole pour les auteurs de violences conjugales. »

 

Si elle est votée, que deviendra, au fil des ans, cette peine de probation qui emprunte à des registres philosophiques si différents ? Nul ne peut encore le dire. Car une peine se construit peu à peu, au travers des circulaires rédigées par le ministère de la justice, de la jurisprudence délivrée par les tribunaux, des pratiques des conseillers d’insertion et de probation, des réactions d’une société conviée à participer à la mise en oeuvre de la sanction. « Le législateur vote la loi mais ce texte n’épuise pas le sens de la peine, conclut Denis Salas. L’histoire de la peine de probation, comme celle de toutes les sanctions, sera le fruit d’une écriture collective. »

source : Lemonde.fr
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