La semaine dernière, une bataille sémantique avait égayé l’Assemblée nationale, lors du débat sur la réforme pénale : dans la loi, fallait-il dire «sanctionner» ? «Infliger une sanction» ? Ou «prononcer une sanction» ?
Alors que droite et gauche s’empoignaient depuis deux ans sur ce texte si polémique, voilà que les députés perdaient une demi-heure à pinailler sur un mot… C’est que derrière son aspect austère, le droit a lui aussi son langage et sa manière. A quoi lui sert-il de jouer avec les mots ? Jeudi, le Sénat, et son président de la commission des lois, Jean-Pierre Sueur, consacraient un colloque à «l’écriture de la loi». Des universitaires et des parlementaires y ont planché sur le «style de la loi». Echos.
DES MOTS QUI CLAQUENT
«La loi est un texte dont la langue est contrainte», a d’abord expliqué Bernard Cerquiglini, le recteur de l’Agence universitaire de la francophonie. On ne surprendra personne en notant que les textes de loi ne font pas dans la fioriture : la loi doit être «accessible» et «intelligible» – c’est une exigence constitutionnelle. «Si les mots comptent tant dans les textes juridiques, c’est parce que la règle doit être entendue et mémorisée, selon Nicolas Molfessis, professeur de droit privé à Paris-II. Les mots claquent : « La bonne foi est toujours présumée. » « Tous les biens sont meubles ou immeubles. » Ils sonnent comme des principes immuables.»
Et pourtant. Que comprendre, au hasard, de l’article 5 de la loi du 9 octobre 1981 : «Le 1° de l’article 7 du code pénal est supprimé. Les 2°, 3°, 4° et 5° de cet article deviennent en conséquence les 1°, 2°, 3° et 4°.» Quelques numéros accompagnés de mots ternes qui ont pourtant leur importance : ils ont supprimé la peine de mort. «Le premier article de cette loi lance : « La peine de mort est abolie », commentait, jeudi au Sénat, Christian Vigouroux, président de section au Conseil d’Etat. Mais derrière cette formule de maestria d’écriture, il y a des articles compliqués qui la font vivre.» Dans son livre L’abolition, Robert Badinter évoque justement la rédaction de cette loi pour laquelle il s’est tant battu. «En un mot, ce que je voulais, c’était accomplir le vœu formulé par Victor Hugo en 1848 : « L’abolition doit être pure, simple et définitive. » Si, juridiquement, cela avait été possible, le projet n’aurait donc comporté que l’article premier. Mais, techniquement, il fallait tirer, dans le Code pénal, les conséquences de l’abolition. En particulier, il fallait effacer les dispositions relatives au mode d’exécution, et tout spécialement le trop célèbre article : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée. »»
De ce corset, le droit a tiré un style inimitable, et des codes linguistiques qui lui sont propres, comme l’a analysé Dominique Maingueneau, professeur de linguistique à Paris-IV. Pas d’adverbe ni de passé simple, peu d’adjectifs. On y use du style passif : «Le mariage est contracté par deux personnes de sexe différent ou de même sexe.» Les articles (le, la, les) ont valeur générique et confèrent à la loi son aspect universel : «Lorsque l’adopté et l’adoptant portent un double nom de famille, le nom conféré à l’adopté résulte de l’adjonction du nom de l’adoptant à son propre nom.»
Enfin, «quand vous lisez une phrase au présent, vous devez comprendre que c’est un ordre», note le linguiste. Quand le code civil dit: «Les père et mère exercent en commun l’autorité parentale», ce n’est pas un constat c’est une obligation. «Pour asseoir son autorité, la loi entend transcender le contexte de sa production, donner l’impression que son texte ne vient pas d’un débat entre hommes d’opinions différentes mais de la planète Mars. Elle utilise pour cela toute une série de procédures : présent omnitemporel, absence de la première et la deuxième personne [le « je » et le « tu », ndlr]ou référence à un « hyperénonciateur » : le « législateur », qui apparaît comme une voix transcendante, neutre, universelle.»
LA LOI COMME DE LA POÉSIE
Des codes formels à respecter, une syntaxe stricte : «Ecrire le droit civil relève d’une forme de versification», assure Catherine Puigelier, professeur de droit à Paris-VIII (1). Qui le jure : «On peut écrire du droit comme un poète. Baudelaire disait : « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense. »» La juriste voit dans le droit civiliste des coupes et des césures, des enjambements, des rejets et des contre-rejets, des discordances et des concordances – comme en poésie. Les textes de loi et leurs retours à la ligne sont pour elle autant de strophes, et les codes et les traités, des recueils de poèmes ou des psautiers. Les répétitions de certains mots sont des repères constants. Dans le projet de loi bioéthique du 7 juillet 2011 par exemple :
«c) Le mot : « Elle » est remplacé par les mots : « La recherche » ;
d) Le mot : « ils » est remplacé par les mots : « les embryons ».»
«Il y a une véritable littérature du droit. Comme une partition de musique, le droit civiliste a un mouvement bien spécifique, explique Catherine Puigelier. De la même manière je suis très surprise qu’il n’y ait pas encore de thèse sur la technique de cassation en tant que langage : comme il y a le chinois, il y a les textes de cassation.» La Cour n’applique-t-elle pas de la figure de style de l’anaphore quand elle scande… : «Attendu que le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution […] Attendu que suivant contrat à durée indéterminée […] Attendu que, pour dire le licenciement fondé…» (dans son arrêt sur la crèche Baby Loup).
LA BATAILLE DES ANCIENS ET DES MODERNES
Comme tout style littéraire, le langage du droit évolue. «Il y a des sédimentations de couches de vocabulaire d’époques différentes», note Nicolas Molfessis. Le poker en ligne côtoie désormais «les courses à pied ou à cheval, les courses de chariot, le jeu de paume et autres jeux de même nature qui tiennent à l’adresse et à l’exercice du corps». Le «piratage» et les «repentis» sont rentrés dans le corpus juridique. La sanction devient, notamment avec la réforme pénale de Christiane Taubira, «contrôle», «surveillance», «suivi», des notions plus psychologiques – révélatrices d’une véritable mutation de la peine, comme l’a fait remarquer Christian Vigouroux.
La loi s’adapte, par principe, à la société telle qu’elle va. Mais il y a autre chose : «Le législateur contemporain est dominé par un souci de simplification», regrette Nicolas Molfessis – car dans les cénacles du droit comme à l’Académie française, il y a des nostalgiques et des conservateurs.
L’antichrèse est aujourd’hui remplacée par le gage immobilier, le colon partiaire par le métayer et le commodat par le prêt à usage. «Ces toilettages effacent l’historique du droit, ce qui fait notre identité, estime le juriste. L’expression « en bon père de famille« , que les parlementaires remplacent par « personne raisonnable » [dans la loi sur l’égalité entre les femmes et les hommes en cours d’adoption, ndlr] venait du droit romain. La personne raisonnable, elle, vient du monde anglosaxon. C’est une acculturation», s’alarme le prof de droit. Qui tient à lire son article favori du code civil (article 524) :
«Les animaux et les objets que le propriétaire d’un fonds y a placés pour le service et l’exploitation de ce fonds sont immeubles par destination.
Ainsi, sont immeubles par destination, quand ils ont été placés par le propriétaire pour le service et l’exploitation du fonds :
Les animaux attachés à la culture ;
Les ustensiles aratoires ;
Les semences données aux fermiers ou colons partiaires;
Les pigeons des colombiers ;
Les lapins des garennes ;
Les ruches à miel ;
Les pressoirs, chaudières, alambics, cuves et tonnes ;
Les ustensiles nécessaires à l’exploitation des forges, papeteries et autres usines ;
Les pailles et engrais.
Sont aussi immeubles par destination tous effets mobiliers que le propriétaire a attachés au fonds à perpétuelle demeure.»
(1) Elle publiera bientôt un livre qu’elle a codirigé : «L’amour selon la loi (exercices d’écriture)» aux éditions Mare et Martin. Un chapitre est consacré à «La poésie et la loi, un couple original».