Interview de Laurent Mucchielli par Anne Collin, publié le 22-06-11 sur tempsreel.nouvelobs.com
Dire que les jeunes d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes qu’hier est « à la fois une évidence et une grossière erreur », estime le sociologue Laurent Mucchielli.
« Même s’il mesure 20 centimètre de plus et qu’il mange deux fois plus de protéines, un enfant reste un enfant dans sa construction mentale et sociale », affirme Laurent Mucchielli.
Les députés ont entamé, mardi 22 juin, l’examen du projet de loi controversé établissant notamment une refonte de la justice des mineurs. Ce texte modifie l’Ordonnance de 1945 relative à l’enfance délinquante. Mais quelle est-elle aujourd’hui ? Le Nouvel Observateur a posé la question à Laurent Mucchielli, sociologue, directeur de recherches au CNRS, spécialiste des questions de sécurité et de justice et animateur d’une revue sur ce sujet.
Le garde des Sceaux, Michel Mercier, justifie la réforme de la Justice des mineurs, actuellement en examen à l’Assemblée, par le fait que les jeunes d’aujourd’hui « ne sont plus les mêmes qu’hier ». Cet argument vous semble-t-il justifié ?
– C’est le même argument qu’avait avant lui Mme.Dati, et avant elle M.Clément, et avant lui M.Perben… Et c’est la même chose du côté de l’Intérieur avec MM.Sarkozy, Hortefeux et Guéant. Sans parler des précédents dans les années 1980 et 1990. C’est donc une rhétorique politique bien huilée. Et difficile à prendre au sérieux car c’est à la fois une évidence et une grossière erreur. Une évidence car rien en 2011 – ni les jeunes, ni les vieux, ni le travail, ni l’école, ni l’architecture, ni l’alimentation, etc. – ne ressemble exactement à 1945. Une grossière erreur car même s’il mesure 20 centimètres de plus et qu’il mange deux fois plus de protéines, un enfant reste un enfant dans sa construction mentale et sociale. Même chose pour les adolescents : même s’ils dépassent en taille leurs parents, cela ne fait pas d’eux des adultes dans leur tête.
La justice des mineurs est fondée sur le constat que les jeunes ne sont pas encore des adultes et sur l’idée politique qu’il faut les aider à grandir avant de les juger comme des adultes. Ce constat est toujours valable et cette idée est encore partagée par beaucoup. En revanche, elle est contestée par d’autres au nom d’autres idées politiques qu’on peut dire globalement punitives. C’est leur droit absolu, mais on aimerait qu’ils aient le courage d’assumer leurs opinions plutôt que de se cacher derrière un prétendu diagnostic sociologique. J’ajoute enfin que, de l’aveu même du ministre, l’Ordonnance de 1945 a été modifiée 34 fois depuis la Libération, et qu’elle ne ressemble donc plus depuis longtemps au texte de 1945.
Les jeunes délinquants sont-ils désormais plus violents, comme certains faits divers récents pourraient amener à le penser ?
– La médiatisation des faits divers est une catastrophe intellectuelle. Elle laisse croire que ces faits divers révèlent des transformation de la société, ce qui est généralement faux. Mais l’émotion domine la raison et chacun s’empresse de venir plaquer des explications toutes faites sur des faits qui ne sont connus que dans leur matérialité et non dans leur explication humaine. On le voit encore avec le drame de Florensac. On discute de faits matériels (les circonstances exactes de la bagarre, de la chute, le nombre de coups, ce que les protagonistes ont fait dans les heures précédentes, etc.) mais on ne sait rien de la psychologie de l’auteur des coups mortels. On ne le saura en réalité que le jour de son jugement, après avoir entendu les experts psychiatres et les rapports d’enquête. Mais d’ici là tout le monde aura oublié cette histoire et on sera passé aux faits divers suivants.
Nous avons mené récemment une enquête sur les mineurs au tribunal de Versailles, nous avons trouvé une augmentation du nombre de dossiers par rapport aux années 1990 mais pas une augmentation réelle de la violence. L’augmentation principale porte en réalité sur des affaires peu graves, essentiellement des violences verbales envers les adultes. Le reste concerne des bagarres entre jeunes garçons et des affrontements avec les policiers. De plus, les affaires les plus graves de violences physiques et sexuelles chez les mineurs ont lieu avant tout dans la sphère intra-familiale. Enfin, nous n’avons trouvé aucune affaire de violence grave d’un jeune garçon sur une jeune fille. Pour toutes ces raisons, le cas de Florensac nous apparaît exceptionnel et hors normes.
Estimez-vous que la peur d’une sanction plus forte et/ou une plus grande solennité de l’audience peut dissuader des adolescents d’un passage à l’acte ou d’une récidive ?
– Il est clair qu’aucun texte de loi n’a jamais prévenu quoi que ce soit. Pendant un siècle et demi, les partisans de la peine de mort ont prétendu qu’elle avait un effet dissuasif sur le crime alors que toutes les études sur le sujet ont toujours montré que c’était faux. A fortiori ici. Un jeune ne se renseigne pas sur le Code pénal avant de commettre un vol dans un magasin, de brûler une voiture ou d’agresser un autre jeune qui lui aurait mal parlé ou qui aurait dragué sa copine. Si l’on veut prévenir, il faut davantage encadrer. Si par exemple on veut réduire les bagarres dans les écoles et les collèges, il faut embaucher des surveillants, et non durcir encore la loi. Mais c’est tellement facile et rassurant de voter des lois ! Et ça coûte tellement moins cher que d’embaucher des surveillants… Quant à la récidive, elle ne dépend pas principalement de l’audience du jugement. L’essentiel se joue ailleurs, dans les mesures qui ont été mises en place avant le jugement (placement, mise à l’épreuve, etc.) ou bien dans la façon dont le jugement est exécuté. On sait par exemple que le meilleur moyen d’éviter la récidive des sortants de prison est de bien préparer leur libération conditionnelle, et non de les enfermer le plus longtemps possible…
Est-il possible d’établir un « profil » du délinquant juvénile d’aujourd’hui ?
– Pas plus aujourd’hui qu’hier. En réalité il n’y a pas UNE mais DES délinquances juvéniles. Au moins trois pour résumer grossièrement les choses. D’abord une délinquance qu’on peut dire « initiatique » au sens où il apparaît dans les enquêtes anonymes sur échantillons représentatifs que la majorité des jeunes ont commis au moins une fois une infraction au cours de leur jeunesse, généralement peu grave et la plupart jamais poursuivies par la justice. Ensuite une délinquance qu’on peut dire « pathologique » au sens où elle émane de jeunes en grande difficultés psychologiques, en liaison avec leurs histoires familiales. Ces jeunes sont peu nombreux mais ils peuvent faire des choses beaucoup plus graves. Enfin, une délinquance qu’ont dire « socio-politique » au sens où ses principaux facteurs ne sont pas la « crise d’adolescence » ni les conflits intra-familiaux mais le fait d’habiter un quartier ghettoïsé et d’être en échec à l’école. Dans certains quartiers, on voit bien que ces jeunes sont nombreux et que les problèmes sont donc à un haut niveau. Mais on y trouve aussi les deux autres types, comme partout, ce qui complique l’analyse bien entendu.