Soudain, il fait presque nuit dans la pièce exiguë du neuvième étage tandis que l’orage approche. « Ça fait deux ans que je demande une lampe, mais c’est le néon ou rien ! », peste Didier Rouaud, juge des libertés et de la détention (JLD) au tribunal de grande instance (TGI) de Créteil. Le néon blafard vient souligner la peinture jaunie de son bureau. Ce jeudi 12 mai après-midi, M. Rouaud a été saisi en priorité d’une requête du parquet pour géolocaliser une grosse cylindrée dans le cadre d’une enquête de police sur une affaire de trafic d’objets volés. La géolocalisation est en place depuis deux semaines avec l’autorisation du procureur de la République. Seul le juge des libertés et de la détention peut la prolonger d’un mois. Il prend quelques minutes pour examiner le procès-verbal de synthèse des enquêteurs. M. Rouaud donne son feu vert.
Plus encore que les autres magistrats, le JLD est le gardien des libertés. D’autres condamnent à la prison, lui met en prison avant même le jugement. Ce pouvoir, autrefois apanage des juges d’instruction, lui revient depuis la réforme de 2000, comme celui d’autoriser les mesures de police attentatoires aux libertés telles les perquisitions, les écoutes téléphoniques ou les prolongations de garde à vue.
A midi, M. Rouaud était en visioconférence avec la salle Cusco de l’Hôtel-Dieu à Paris. Un jeune homme interpellé à son arrivée à l’aéroport d’Orly, du ressort du tribunal de Créteil, a été amené dans cet hôpital pour évacuer les boulettes de cocaïne qu’il a ingurgitées. Cette « mule » est maintenue quarante-huit heures en garde à vue. Un PV de synthèse, « succinct » commente le magistrat, a été adressé par la brigade des stupéfiants pour solliciter une prolongation de la garde à vue de quarante-huit heures. « J’ai d’abord eu le policier en ligne, puis le gardé à vue, seul, à qui j’ai demandé comment ça allait. Puisqu’il m’a dit “tout se passe bien”, j’ai autorisé la prolongation. »
« En deux ans, je n’ai pas souvenir d’avoir refusé une seule prolongation de garde à vue », explique-t-il. En revanche, M. Rouaud, 54 ans, a refusé une fois une demande de perquisition car le délit invoqué n’était pas suffisamment grave pour avoir le droit d’y recourir.
Cela fait neuf mois maintenant que Claire Déchelette est JLD à Créteil. Ils sont quatre à s’y partager ce rôle de vigie des libertés. Un nombre inchangé depuis quinze ans, même si les missions de ce magistrat ne cessent de s’élargir.
Dernière arrivée dans le service, cette spécialiste du droit des contrats de 53 ans a hérité du bureau aux murs cloqués. Mme Déchelette n’a pas demandé à être JLD, « bien sûr que non ». Elle a voulu Créteil pour se rapprocher de sa famille. Les candidats sont rares dans la magistrature pour cette fonction essentielle mais ingrate. Deux des quatre JLD vont quitter Créteil en septembre, et un troisième pourrait suivre. Stéphane Noël, président du tribunal, a pris les devants et reçu les magistrats qui arrivent en septembre au grade de vice-président pour leur annoncer qu’ils devront être JLD. Pas le choix !
Mme Déchelette explique n’avoir jamais refusé une demande du parquet en cours d’enquête. « La manifestation de la vérité passe par ces actes de police. » Mais cette femme menue refuse d’être comparée à une « chambre d’enregistrement ». Lors de l’audience de la veille, elle a rejeté la demande du procureur et préféré ordonner une mise sous contrôle judiciaire strict plutôt que la détention. Le JLD a été saisi directement par le parquet pour cet homme mis en examen par le juge d’instruction à l’issue de sa garde à vue pour trafic de stupéfiants. « J’ai considéré que les faits et la personnalité de l’intéressé, sans casier judiciaire, ne justifiaient pas la mise en détention », justifie-t-elle. L’audience s’est terminée à 22 heures.
On les surnomme « Jamais là pour dîner » ces juges qui interviennent en bout de chaîne, après les gardes à vue, après les juges d’instruction, sans avoir accès à la totalité d’un dossier. Il faut décider vite, et le nombre de demandes augmente sans arrêt. « En matière de détention provisoire, entre le placement initial, la demande de prolongation ou la demande de mise en liberté, nous avons une hausse de 43 % du nombre de dossiers depuis le début de l’année », précise Didier Castel, qui dirige le service des JLD à Créteil depuis quatre ans. « Peu de JLD tiennent aussi longtemps », reconnaît ce magistrat hors cadre qui a notamment assuré la présidence du TGI par intérim pendant quatre mois en 2015. A 63 ans, il part dans quatre mois prendre d’autres fonctions au tribunal de Caen.
Le JLD s’affranchit rarement des réquisitions du parquet. Mais cela arrive. Sur les 707 demandes de mises en liberté adressées en 2015 par des détenus non encore jugés, les juges de Créteil ont pris dans 1,3 % des cas le contre-pied du procureur et ordonné une libération ou un contrôle judiciaire. A Créteil, c’est le JLD qui homologue les peines décidées par le parquet et acceptées dans le cadre des comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC).
Dans la salle d’audience D, M. Castel consacre moins de cinq minutes par dossier ce jeudi après-midi. Les allées et venues des prévenus dans le box accompagnées par le cliquetis des menottes enlevées par les escortes prennent plus de temps. « Ils sont prêts à accepter n’importe quoi dès qu’ils comprennent que cela leur permettra de rentrer chez eux après leur garde à vue », reconnaît l’avocate de permanence. « Y a pas de soucis, j’accepte », répond au tribunal ce gaillard athlétique de 29 ans et déjà vingt condamnations au casier. Cette fois, c’est une peine de six mois qui lui est infligée pour « outrage par paroles, gestes et menaces » sur un agent SNCF.
Juges à tout faire, les JLD sont également sollicités pour les hospitalisations sans consentement. La loi exige leur intervention avant douze jours d’hôpital psychiatrique. M. Rouaud a pris la petite Peugeot 107 de service pour se rendre avec sa greffière à l’hôpital Saint-Maurice. L’audience est publique, mais déserte, dans une salle spécialement aménagée. Tous les matins, l’un des quatre JLD est dans l’un des six hôpitaux psychiatriques du Val-de-Marne. Les dix dossiers à trancher ce matin ne réserveront pas de surprise. « Je ne suis pas psychiatre, je ne vais pas ordonner une main levée contre l’avis du médecin », justifie le magistrat. « Quand on a un doute, on ordonne une expertise, et on suit l’avis de l’expert.»
Ce matin, M. Rouaud apprend à cette femme de 37 ans que l’expert estime qu’elle peut sortir. Le jugement de main levée est immédiatement imprimé par la greffière. Le dialogue est plus difficile avec ce SDF. « Mais tout va bien, monsieur, je ne suis pas hospitalisé », proteste-t-il contre l’évidence. De toute façon, explique M. Rouaud à chacun des patients, son jugement de maintien à l’hôpital « ne vaut que pour le moment où il est prononcé ». « Le médecin peut décider demain, ou cet après-midi même, de vous laisser rentrer chez vous », explique-t-il pour tenter de rassurer les plus impatients.
Deux heures plus tard, l’audience est levée. « On peut avoir l’impression de ne servir à rien », s’excuse M. Rouaud. « Mais les médecins savent qu’il y a un contrôle, cela limite le risque d’hospitalisation arbitraire. On sert de garde-fou », dit-il sans rire en quittant l’immense hôpital au volant de sa voiture.
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