Alors que qu’un mouvement de grève des gardiens de prison touche de nombreux établissements pénitentiaires, le contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue, quitte sa fonction le 13 juin.
Il avait été nommé en 2008. Jean-Marie Delarue, 69 ans, contrôleur général des lieux de privation de liberté, quittera sa fonction le 13 juin. Alors que la nomination d’Adeline Hazan, celle qui a été désignée pour le remplacer, doit encore être avalisée par le Parlement, l’ancien conseiller d’Etat, ex-collaborateur de ministres socialistes mais nommé par Nicolas Sarkozy, dresse le bilan du travail accompli en prison. À ses yeux, beaucoup reste à faire.
En six ans, la prison a-t-elle changé ?
Ce n’est pas une institution qui change rapidement. Si la prison a évolué au cours des six dernières années, c’est plutôt dans le mauvais sens. Les nouveaux établissements créés, grands et modernes, sont souvent déshumanisés et font naître des frustrations. Ils sont prévus pour 690 détenus, au lieu d’un effectif habituel d’environ 180 places. Les détenus y circulent difficilement, ils sont surveillés par des caméras, privés de rapports humains. Le contact entre détenus et surveillants s’est réduit. Bien sûr, ces établissements modernes sont plus confortables, dotés de cellules individuelles équipées de douches -en réalité, un tuyau qui sort du mur et dont l’eau ne coule que vingt secondes. Ces prisons offrent un progrès technique, mais qui ne compense pas la déshumanisation.
En quoi a consisté votre tâche ?
Chaque année, nous publions un rapport annuel qui contient environ 200 recommandations. Plus 36 recommandations d’ordre général en six ans, parues au Journal officiel. Quatre d’entre elles présentaient un caractère d’urgence, en raison de violations graves. Elles concernaient la Maison d’arrêt des Baumettes, à Marseille, le Centre pénitentiaire de Nouméa, deux Centre éducatifs fermés (CEF), réservés aux mineurs et enfin, en avril, le quartier pour mineurs de la maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maguelonne, dans l’Héraut. Nos visites sont efficaces : très souvent, les chefs d’établissement prennent en compte nos recommandations. Mais nous retournons là où nous avons demandé des changements, pour voir s’ils ont été accomplis. Comme aux Baumettes, prison matériellement dégradée, où nous avons constaté que des travaux avaient été faits dans de nombreuses cellules. Parfois, nous préconisons aussi des évolutions générales pour tous les établissements, pas forcément coûteuses. Ainsi, nous avons obtenu en 2013 que le café, interdit en prison depuis 1986 car excitant, soit de nouveau autorisé. Des substances bien plus excitantes circulent en détention, contre lesquelles on n’agit pas efficacement ! C’est une chance d’exercer cette fonction : on rencontre en prison des personnes extraordinaires, même si elles souffrent, et les conversations sont profondes. Tous les aumôniers le disent. Les détenus se préoccupent beaucoup de religion. Dans ces lieux clos, on est au coeur de l’humain.
Vous ne craignez pas la polémique : dans votre dernier rapport, vous proposez notamment un accès des détenus à Internet et au téléphone portable…
Ces avis font hurler, certes, mais ils ne sont pas infondés. Evidemment, Internet doit être contrôlé. Il faut interdire par exemple l’accès aux sites pédopornographiques ou fondamentalistes, cela va de soi. Mais le web permettrait de chercher un travail ou un logement, puisque les services d’insertion et de probation (SPIP) sont débordés. Les détenus, souvent isolés, pourraient aussi envoyer des mails à leur famille, relus par le personnel. J’ai visité aux Etats-Unis, en Pennsylvanie, une prison de haute-sécurité dans laquelle une messagerie Internet était accessible dans la salle commune.
Pourquoi ne serait-ce pas possible en France ?
Les ordinateurs sont déjà en détention. Le seul coût supplémentaire serait un abonnement à Internet. Il en va de même de l’interdiction des téléphones mobiles. C’est un lien avec l’extérieur. Les téléphones fixes dans les prisons ne sont accessibles que jusqu’à 17h, et les communications coûtent cher. Ce serait un moyen de rapprocher les détenus des familles, et de préserver le calme. Aujourd’hui en détention, il y a énormément de téléphones portables. En 2011, aux Baumettes, il y a eu une opération de saisie : pour 1700 détenus, on a trouvé 1100 téléphones ! Après l’évasion spectaculaire du 4 juin en Seine-Saint-Denis, un syndicat pénitentiaire a brocardé ma proposition, comme si les évasions en seraient facilitées. Pourtant, les portables sont déjà en détention, cachés, et ceux qui en ont besoin en ont.
Quel est selon vous le fléau le plus grave aujourd’hui encore ?
Ils sont multiples. L’isolement des personnes et leur infantilisation. Personne ne sort indemne d’un séjour en prison, même court. Beaucoup sont brisés et ne s’en remettent jamais, dans leur vie professionnelle ou conjugale. D’autres en sortent révoltés, mus par la volonté farouche de nuire à la société. En prison, le travail manque. Alors les détenus s’ennuient et s’isolent. Le lien avec les familles n’est pas favorisé. Sur près de 200 établissements, il n’existe que 47 Unités de vie familiale (UVF), ces appartements prévus pour réunir les prisonniers et leurs proches. J’ai demandé un programme de construction d’UVF pour que chaque prison en soit dotée. Il faudrait que l’administration pénitentiaire se résolve à traiter les détenus en adultes responsables de leurs actes. Hélas, l’ordre public n’est pas assuré, et c’est souvent le pire qui prévaut. Il y a des menaces, du racket, du trafic de drogue. Et les surveillants ne vont pas dans les cellules ni dans les cours de promenade, qui sont surveillées par des caméras (sauf dans les recoins). Certains gardiens sont dévoués nuit et jour, irréprochables. Mais parfois ils ne font plus rien, pour ne pas risquer de prendre des coups. En prison, le faible est soumis au bon vouloir du fort. Même si on ne peut pas parler de caïdat, image réductrice. Mais il s’instaure parfois un système de servage. Enfin, les détenus procéduriers sont mal traités. Ceux qui protestent avec des moyens légaux, en saisissant le procureur ou le défenseur des droits, par exemple, subissent des représailles. Les surveillants leur font du chantage pour qu’ils se rétractent, ou les provoquent et les conduisent à la faute. C’est intolérable, dans une démocratie. La loi de la prison, hélas, n’est pas celle qui prévaut dehors.
Vous recevez des lettres de détenus ?
Oui, une vingtaine par jour. Les sujets principaux abordés sont les désirs de transfèrement près des familles, les problèmes rencontrés avec le personnel -maltraitance, harcèlement, et des soins non prodigués. En matière de santé, il demeure une montagne de problèmes. Au sujet des transfèrements, les Corses ont obtenu d’être en grande partie réunis au Centre pénitentiaire de Borgo. En revanche les Basques continuent d’être disséminés dans le pays, alors qu’ils souhaitent être regroupés dans le sud-ouest. L’administration pénitentiaire s’y refuse. Pourtant, ils ne commettent pas de violences. Je ne comprends pas cette différence de traitement.
La prison remplit-elle sa mission de réinsertion ?
Non. La prison punit. Mais elle échoue à réinsérer, à préparer la libération. Environ 80 % des détenus sont libérés en sortie sèche, donc sans aménagement de peine. La plupart sort sans argent et sans savoir où même dormir. Ceux qui ont conservé des liens avec leur famille se débrouillent. Les autres, tant pis pour eux ! Récemment, un détenu a quitté Nantes en régime de semi-liberté, avec 240€ en poche. Il avait trouvé un stage en formation professionnelle à Saint-Nazaire. Au bout d’une semaine, il avait épuisé son pécule, et l’administration pénitentiaire, sollicitée, n’a pu l’aider. C’est finalement le Secours catholique qui l’a fait.
Aujourd’hui, le climat est tendu ?
Les violences augmentent, la tension monte. Les prises d’otages par des détenus se multiplient : plus d’une dizaine depuis le début de l’année. C’est nouveau et très inquiétant. On assiste aussi à des mouvements collectifs de détenus, qui refusent de remonter de promenade, par exemple. Les surveillants eux aussi protestent et bloquent les établissements. Cela arrive presque tous les jours. La surpopulation est en cause. Mais pas seulement. Prenez la Centrale de Condé-sur-Sarthe, une prison nouvelle pour longues peines dans laquelle on veut enfermer les détenus les plus difficiles, la lie de la lie. Impossible de s’en évader, la sécurité est maximale. Mais cet établissement ressemble à une fabrique de fauves. Plusieurs prises d’otages y ont eu lieu. Pourtant, un lieu similaire doit ouvrir en octobre dans le Pas de Calais. Aujourd’hui, l’Etat réfléchit à établir une différenciation entre maisons centrales. C’est bien. Il faut développer les activités, travail et formation, les liens avec la famille, la reconstruction de la personne. Il faut penser au sens des longues peines. Parfois, au bout de quinze ans, à quoi sert-il encore de rester en prison ? Le châtiment est parfois hors de proportion. La prison est un lieu de souffrance, au-delà de la privation de liberté.
« Ceux qui y sont l’ont bien mérité », peut-on entendre…
Parfois, je n’en suis pas sûr. La prison punit bien au-delà de ce qu’elle doit. Il faut trouver un équilibre entre la sécurité de la société et les droits fondamentaux des détenus. Je ne supporte pas l’indifférence des autorités publiques. Quand il y a des violences graves, comme récemment à la prison de Villeneuve-lès-Maguelonne entre jeunes, il faut intervenir, et non laisser faire, par fatalisme. On rêverait d’une prison qui acheminerait lentement mais sûrement les détenus vers la sortie, les inscrirait dans une dynamique. Au lieu de cela, elle semble un garde-meubles sans espoir de modification. Or ces gens-là un jour seront libres, sauf ceux qui y meurent -on compte environ en France 115 suicides par an et 90 décès inexpliqués. On ne se préoccupe pas de l’état dans lequel ils sont quand ils recouvrent la liberté, s’ils sont préparés à vivre dehors. C’est pourtant une question de sécurité pour notre société.
PROPOS RECUEILLIS PAR CORINE CHABAUD