Entretien avec Jean-François Thony, directeur de l’Ecole nationale de la magistrature

Propos recueillis par Olivier Rollot, paru sur LeMonde.fr le 12 septembre 2011

 

 

Entretien avec Jean-François Thony, directeur de l’Ecole nationale de la magistrature
Jean-François Thony est lui-même diplômé de l’ENM. Avant de la diriger, il fut juge d’instruction puis procureur avant de travailler au Fonds monétaire international.

 

Vos promotions augmentent de façon spectaculaire à la rentrée prochaine en passant de 138 à 240 élèves. Pourquoi une telle hausse ?

Nous allons effectivement recruter beaucoup plus d’élèves dans les années à venir avec notamment un concours complémentaire sélectionnant 90 élèves cette année. Le garde des Sceaux nous a demandé de nous adapter en constatant plusieurs phénomènes concomitants et non prévus.

Il s’agit d’une part de pallier les départs à la retraite massifs qui auront lieu dans les temps qui viennent. De l’autre de prendre acte que des réformes comme celle de la garde à vue, l’hospitalisation sans consentement, voire les jurys populaires vont demander la création de nombreux postes. Pour autant, nous sommes encore loin de 2005 quand nos promotions atteignaient 300 élèves. A l’époque nous étions passés en quelques années de 7700 à 8400 magistrats.

 

A quels niveaux allez-vous recruter ces nouveaux magistrats ?

Le concours complémentaire est réservé à des personnes âgées de plus de 35 ans et justifiant de 10 ans d’ancienneté professionnelle. Leur formation dure ensuite huit mois. En théorie, tous les titulaires d’un master même non juridique peuvent concourir. Dans la pratique, c’est quasiment impossible si on n’a jamais fait de droit ni travaillé dans une profession liée. Devenir magistrat après un master en mathématiques c’est quand même compliqué ! Dans la dernière promotion, qui comptait 22 recrutés sur titre, nous avions ainsi cinq assistants de justice, quatre avocats, un commissaire de police mais aussi un éditeur.

 

Quel profil faut-il avoir pour avoir de bonnes chances d’être sélectionné dans le concours principal, celui qui est ouvert aux moins de 31 ans ?

Là encore si en théorie un master 1 suffit pour postuler, dans les faits les 87 élèves de la promotion 2011 sont titulaires d’un master 2 à l’entrée à l’école, beaucoup l’ayant obtenu tout en préparant le concours. Plus de 64% ont en plus suivi une préparation dans un institut d’études judiciaires avec, au premier rang, Panthéon Assas (25 reçus) devant Bordeaux IV Montesquieu (onze). Neuf sont passés par un IEP (institut d’études politiques).

 

Au total, vous proposez l’un des concours les plus sélectifs qui soient ?

Avec 1400 inscrits pour 135 places, nous avons la faiblesse de penser que nous recrutons effectivement les meilleurs des juristes ! Mais cela ne doit pas décourager les candidats éventuels, la motivation étant aussi importante que les connaissances brutes pour réussir à un concours.

 

On dit parfois que les bacheliers S sont les meilleurs, même en droit. Est-ce le cas également à l’ENM ?

De ce point de vue nos promotions sont relativement équilibrées avec, tous profils confondus, exactement autant de bacheliers S (C ou D pour les plus âgés) que de ES ou B (un peu moins de 32% chacun) et un peu plus de 20% de littéraires (L, A1, A2).

 

La promotion 2010 du premier concours compte plus de 80 % de jeunes femmes. Comment expliquez-vous ce grand déséquilibre ?

C’est une situation qu’on constate dans la plupart des écoles européennes de la magistrature et qui s’explique d’abord parce que les études de droit sont essentiellement féminines. La féminisation de la magistrature ne change en rien la façon dont la justice est rendue mais elle constitue malgré tout un déséquilibre, qu’il est important de s’efforcer de corriger, comme il est important que les conseils d’administration des entreprises ne soient pas essentiellement masculins.

Car plus encore que les autres professions, la magistrature doit s’efforcer de refléter la diversité de la société au nom de qui elle rend la justice. Il n’est bien entendu pas question d’instaurer des quotas comme pour les conseils d’administration des entreprises, mais nous avons entrepris une réflexion pour étudier les fondements sociologiques des représentations de la justice chez les jeunes, afin de pouvoir prendre des mesures pour attirer plus massivement les garçons vers le concours. C’est un travail sur le long terme.

 

Pour favoriser la diversité du recrutement, vous avez créé trois classes préparatoires intégrées ouvertes à des élèves d’origine modeste. Quels sont leurs résultats ?

Nous sommes très fiers de nos résultats, et très enthousiastes pour ce projet que nous menons depuis trois ans. Nous sélectionnons 45 élèves titulaires d’un master 1 à 2 à Bordeaux, Douai et Paris pour les préparer au concours de la magistrature – ce qui ne les empêche pas de passer les différents concours de la fonction publique – pendant 1 an. Parmi eux, près de la moitié ont intégré une école de la fonction publique et huit l’ENM même en 2010. Cela peut sembler peu mais notre dernière promotion n’avait que 87 élèves issus du premier concours en formation initiale, ce qui fait que presque 10% de la promotion du premier concours est issue de ses classes préparatoires !

 

Vous avez modifié les modalités de votre concours d’entrée pour favoriser l’admission de profils différents. Recherchez-vous aujourd’hui des magistrats plus humains et moins techniciens ?

Recruter purement sur les connaissances, comme le font depuis les années cinquante les concours de la fonction publique, est certes une manière objective de sélectionner les candidats mais insuffisante pour valider leurs compétences personnelles. Jusqu’à présent on recrutait les futurs magistrats sans vraiment les connaître, uniquement sur leurs diplômes et l’évaluation de leurs connaissances juridiques. Songez qu’on n’avait même pas leur CV entre les mains et qu’ils étaient recrutés en quelque sorte « à l’aveugle ».

Or le métier de magistrat demande des compétences qui vont bien plus loin que les simples compétences juridiques, fussent-elles excellentes ! Depuis la réforme de 2008, nos épreuves d’admissibilité écrites nous permettent désormais de valider les compétences techniques alors que les oraux s’attachent plus à évaluer les compétences personnelles d’une manière très approfondie.

 

Quelles sont les grandes qualités qu’on peut attendre d’un futur magistrat et que vous voulez absolument détecter ?

Nous avons travaillé sur un référentiel très complet de 13 compétences fondamentales. Au-delà de sa maîtrise des techniques judiciaires, il faut d’abord qu’un magistrat soit capable de prendre des décisions – cela va sans dire, mais c’est mieux en le disant -, qu’il ait le sens de l’écoute, qu’il sache travailler en équipe et comprendre le cadre déontologique dans lequel il va évoluer. Ce sont d’abord ces qualités que nous voulons valider dans notre recrutement.

A cet effet, nous avons d’ailleurs modifié la composition de notre jury. Il comprenait uniquement des magistrats et des professeurs de droit, qui avaient parfois un regard uniforme sur les candidats. Aujourd’hui, nous avons également un avocat, un spécialiste du recrutement, un psychologue et cette année un diplomate. C’est ce regard croisé qui permet de mieux cerner les candidats et d’améliorer la diversité des recrutements.

 

La nouvelle épreuve reine de votre recrutement est la « mise en situation collective ». Comment se déroule-t-elle ?

Devant le jury quatre candidats doivent plancher ensemble pendant 30 minutes sur un sujet qui implique une prise de décision dans des conditions difficiles ou de gestion de crise. Par exemple « Vous êtes directeur d’une colonie de vacances ; de nombreux enfants tombent subitement malades ; quelles décisions prenez-vous ? ». Le jury va scruter leur capacité à écouter, verbaliser et à proposer une solution qui ne doit pas être stéréotypée. Même en se préparant, on ne peut pas éviter de dévoiler sa véritable personnalité. Cette épreuve intéresse d’ailleurs beaucoup d’autres écoles, dont l’ENA.

 

Pour autant, les candidats se retrouvent quand même seuls ensuite devant le jury ?

Oui, pour 40 minutes contre seulement 15 auparavant ce qui permet un vrai dialogue. Le jury va les questionner sur le déroulement de l’épreuve de mise en situation collective, sur le pourquoi de telle ou telle réaction, mais aussi sur leur parcours et leur motivation. Nous faisons même passer un test de personnalité pour être certains de recruter des personnes ayant la capacité à développer les compétences nécessaires.

Ne regrettez vous pas que la formation de vos étudiants, qui dure près de 3 ans pour le 1er concours, ne débouche pas sur un niveau de qualification reconnu au niveau international, le doctorat par exemple ?

Nous souhaiterions effectivement que les études à l’ENM soient sanctionnées par un doctorat proche de celui des médecins, ce qu’on appelle un « doctorat d’exercice ». Un doctorat « classique », axé uniquement sur la recherche, demanderait lui une totale refonte d’un cursus qui est aujourd’hui largement conçu sur la pratique avec beaucoup de stages, et n’est donc pas envisageable. Nous y travaillons notamment avec l’université Paris II Panthéon-Assas.

Nos auditeurs méritent qu’on leur reconnaisse ce niveau de qualification, notamment lorsqu’ils partent en détachement dans une autre organisation ou à l’étranger, après un cursus de bac + 8 ou 9 qui n’est pour l’instant pas reconnu autrement que par leur nomination comme magistrat.

 

Derrière toutes ces transformations, doit-on aussi voir les conséquences du traumatisme qu’a constitué pour la magistrature le scandale d’Outreau?

Il y a effectivement une vraie volonté aujourd’hui que nos élèves comprennent comment la justice est perçue. Tout au début de leur cursus, ils passent donc 6 mois de stage dans un cabinet d’avocat et regardent, du côté des plaideurs, comment la justice fonctionne et quelles sont les attitudes des magistrats qui permettent – ou non – de rendre la justice compréhensible et les décisions respectées. Cela leur permet également de se rapprocher de la formation des avocats. De retour à l’école, nous travaillons sur ces expériences vécues.

source : LeMonde.fr
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