Article de Patricia Jolly paru sur Lemonde.fr le 16/10/2010
Comme tous les premiers lundis du mois, dès 8 h 30, Marie-Pierre Hourcade enfile sa robe noire. Vice-présidente du tribunal pour enfants (TPE) de Paris, la juge s’apprête à ouvrir son audience pénale, flanquée de deux assesseurs. Elle y sanctionne les mineurs multirécidivistes et les jeunes auteurs des délits les plus graves – vols avec violence en réunion, extorsions, trafics de stupéfiants… – que le code pénal punit de peines d’emprisonnement de sept ans et plus.
La justice des mineurs est un monde à part, soumis au régime de la publicité restreinte. Ses professionnels sont interdits de communication, et la presse en est d’ordinaire bannie. Dans cette aile du palais de justice, auteurs et victimes d’infractions, eu égard à leur jeunesse, ne côtoient que leurs parents, leur avocat – spécialisé et généralement commis d’office – et les éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ou d’associations.
Il a fallu négocier une autorisation avec le TGI de Paris pour que Le Monde Magazine puisse s’immiscer dans ce huis clos, mais notre présence – qui leur est signalée – ne semble guère perturber les jeunes convoqués. Assis dans le couloir à attendre leur tour, ils s’interpellent, arrogants ou vaguement inquiets. Tous domiciliés sur le territoire de compétence de la juge Hourcade, un demi-arrondissement de la rive droite, ils fréquentent les mêmes établissements scolaires, se connaissent de la rue ou de la cité. Certains ont ignoré ce rendez-vous ; ils seront tout de même jugés et condamnés en leur absence.
Marie-Pierre Hourcade suit certains de ces mineurs depuis sept ans, elle les appelle ses « habitués ». La plupart connaissent des difficultés familiales et sociales qui les ont d’abord conduits dans son cabinet pour des mesures de protection et d’assistance éducative.
C’est le cas de Younes (tous les prénoms ont été modifiés), 17 ans, qui répond de « vol avec violence en réunion ». Avec un acolyte porteur d’un couteau, il a dérobé et revendu en mai 2009 l’ordinateur portable de Karim, un autre élève de l’internat où la juge l’avait placé afin de le soustraire à sa famille, déchirée, et aux fréquentations de son quartier.
A la barre, une contrefaçon de baise-en-ville de luxe en bandoulière, Younes refuse de nommer son complice absent : « Je ne suis pas une balance. » Sur le banc, ses parents, divorcés, se tournent le dos comme pour se rejeter la responsabilité. Depuis les faits, Younes aurait dû s’acquitter d’une « mesure de réparation » : un courrier d’excuse à l’attention de sa victime. Il ne l’a pas fait et bâille ostensiblement.
« Je fais le ramadan, explique-t-il, je me suis couché à 3 heures du matin. – Vous êtes en panne de scolarité, d’insertion, de tout, s’agace la juge en lisant son dossier. Ça ne tournera rond qu’après être allé en prison ? » En juin 2009, Younes a encore volé un téléphone portable avant d’être interpellé pour trafic de stupéfiants. Il s’est dispensé du contrôle judiciaire qui l’obligeait à voir régulièrement un éducateur. » Vous réalisez la violence de votre acte, surtout avec un couteau ?, demande la juge.
– Ça peut traumatiser… Blesser…, hasarde-t-il.
– Oui, et vous envoyer aux assises et en prison pendant des années « , ajoute-t-elle.
L’éducatrice censée suivre Younes explique que ses parents, qui l’utilisent comme otage dans leur conflit de couple, sabotent toute action éducative. L’avocat de Karim réclame 1 000 euros pour le préjudice matériel et autant pour le « retentissement psychologique ». La procureure Laetitia Dhervilly requiert six mois de prison, dont quatre avec sursis et mise à l’épreuve, et obligation d’indemniser la victime.
« Racketter au sein de son établissement scolaire, c’est de la toute-puissance, vous auriez dû être placé immédiatement en détention, souligne-t-elle.
– Mon client prend tout, alors que l’auteur principal n’a pas été identifié, plaide l’avocate de Younes qui marmonne de tardives excuses.
– J’espère que ça va pas trop mal se passer pour lui, s’émeut Karim, la victime. Parce qu’aller en prison pour ça… » Mais le tribunal suit les réquisitions du procureur. « Ces deux mois ferme correspondent à la mesure de réparation non effectuée, explique la juge Hourcade. On ne se moque pas du tribunal. »
Le père de Younes s’insurge de devoir assumer seul l’indemnisation fixée à 1 000 euros par le tribunal. » La police n’a pas fait son travail, elle n’a pas cherché l’autre avec le couteau, braille-t-il.
– N’aggravez pas le cas de votre fils, monsieur », coupe la juge.
Ces incarcérations à l’issue de l’audience, Marie-Pierre Hourcade les réserve aux « presque majeurs » qui ont mis toutes les autres mesures en échec. « C’est plus sévère que les peines souvent infligées aux majeurs pour les mêmes faits, explique-t-elle, mais cela vise à marquer un coup d’arrêt ; 20 % des jeunes qui passent une fois par la détention ne récidivent pas. »
Mourad a 18 ans. Elève de terminale en bac pro, il n’a jamais eu « le moindre problème », dit-il. Poursuivi pour « outrage et rébellion » envers des policiers, il proteste de son innocence. En mars 2009, dans une ruelle, trois agents du commissariat local s’apprêtaient à emporter un cyclomoteur apparemment abandonné.
» Je passais par là, raconte Mourad. Un petit est intervenu en disant que le scooter était à son frère, alors ils l’ont attrapé et frappé. » Mourad explique qu’une dizaine d’autres jeunes ont rappliqué lançant une chaise, des crachats et des injures aux policiers, avant de s’enfuir en courant. « Moi, j’ai pas bougé, assure-t-il. Alors les policiers m’ont mis par terre et j’ai reçu des coups.
– Vous avez toujours donné cette version, constate la juge, et vous avez eu un jour d’ITT, vous étiez donc un peu abîmé. » Une riveraine qui promenait son chien et un artisan dont l’atelier donne sur la ruelle ont confirmé. « Selon ces témoins, vous refusez de monter dans le camion, vous vous débattez, les policiers vous donnent des coups et vous ne criez que votre innocence », lit la juge soulignant qu’il est « rare » qu’elle ait des témoins dans ce genre d’affaire.
Les parents de Mourad ont porté plainte, mais l’IGS (la police des polices) a classé l’affaire un mois et demi plus tard sans entendre les deux témoins. « Quand on n’a rien fait, c’est instinctif de se rebeller, mais il aurait mieux valu aller s’expliquer au commissariat, c’est toujours plus calme. Monsieur, vous avez mal géré la situation, mais les policiers aussi, car ce sont eux les majeurs. » Mourad est relaxé.
Le lendemain, mardi, jour des audiences pénales de cabinet, la juge Hourcade arbore une tenue civile aux couleurs vives, mais l’heure n’en est pas moins grave. Entre sa mère et son beau-père, Sami, 17 ans, pleure à chaudes larmes. En juillet 2010, il s’est fait pincer avec deux copains pour « détention et cession de cannabis ».
Avant d’entrer, l’avocate lui a annoncé la peine encourue : 10 ans d’emprisonnement pour un majeur, la moitié pour un mineur, 5 ans donc… L’épaisse fenêtre grillagée qui barre l’horizon achève de terrifier ce bon élève de première inconnu de la justice. « Vous êtes mis en examen », lâche Marie-Pierre Hourcade. Les faits sont graves, Sami ne peut compter sur une simple admonestation. Envoyé chez la juge sur convocation d’un officier de police judiciaire, il doit s’expliquer avant de comparaître dans six mois devant le tribunal pour enfants.
Entre deux sanglots, il bredouille l’histoire des « 150 grammes » achetés à trois, en banlieue, puis partagés sur la balance alimentaire de la cuisine familiale en l’absence des parents, partis en vacances. « On lui avait laissé 500 euros pour manger, souffle le beau-père. Il devait travailler puis nous rejoindre en août… »
La nuit des faits, sous la tour Eiffel, les trois compères ont demandé une cigarette à un passant et l’ont « dépanné » d’un peu de cannabis… facturé 10 euros. Un policier passait par là ; ils ont fini la nuit en garde à vue et leurs domiciles ont été perquisitionnés. Sans résultat.
Sami avoue être consommateur occasionnel, quand il a le blues. » C’est rapport à mon père, lâche-t-il, je ne le vois pas… Même aujourd’hui, je lui avais demandé de venir, et il n’est pas là… » Presque majeur, Sami ne relève plus d’un suivi éducatif. La juge l’adresse à une consultation pour les addictions et ordonne une mesure de réparation : aux Restos du cœur, pendant les week-ends et les vacances, dans un délai de quatre mois, Sami donnera un coup de main bénévole à l’association.
« D’ici le jugement, vous pourrez nous montrer une évolution positive, l’encourage Marie-Pierre Hourcade. – Après, vous ne me reverrez plus « , promet Sami non sans réclamer un billet d’absence pour le lycée manqué ce matin-là.
Le reste de la semaine, la juge jongle avec un monceau de dossiers d’assistance éducative (AE) que sa jeune greffière, Audrey Bessou, s’efforce de maintenir en ordre. Philippe a 16 ans et en paraît deux de moins. Il a écrit à la juge pour qu’elle l’autorise à passer un week-end chez ses parents à Paris.
Son dossier compte plusieurs volumes. Lorsqu’il était bébé, sa mère le rejetait et son père souffrait d’alcoolisme. Depuis l’âge de 2 ans, avec son frère aîné Dylan, il vit à la campagne dans une famille d’accueil. Aujourd’hui, ses parents semblent apaisés. Ils ont eu deux autres enfants, âgés de 7 et 8 ans, que Philippe brûle de connaître. Mais la juge est circonspecte. Il y a un an, l’aîné, Dylan, a fait la même demande que Philippe.
De leurs retrouvailles, la mère porte toujours les séquelles : un bras en écharpe après une altercation avec l’adolescent. » Je viens d’être réopérée, explique-t-elle. J’ai un nerf coincé. » La juge a dû ordonner une année sans contact avec Dylan.
Prudemment, Philippe demande « un week-end d’essai, puis un par mois, si ça marche ». Marie-Pierre Hourcade fait sortir les parents. Encouragé par son éducatrice, Philippe raconte qu’ils lui manquent. Mais il s’interroge surtout sur de récents « passages à l’acte » au détriment de sa famille d’accueil à laquelle il est pourtant attaché. »Je les ai volés plusieurs fois, avoue-t-il. Jusqu’à 75 euros, alors que je n’ai pas besoin d’argent… »
Des cauchemars, souvenirs de violences subies dans sa petite enfance, le réveillent ces derniers temps. Il est aux prises avec une puberté envahissante. Il épie la jeune fille de la maison avec laquelle il a grandi. Les entretiens avec son psychologue ne lui suffisent plus. « Je pourrais récupérer ça ?, demande-t-il en désignant le dossier familial. C’est pour savoir ce que j’avais comme problème, pourquoi j’ai été placé… – Le problème, ce n’était pas vous, rectifie la juge. On vous protégeait de vos parents qui vous ont eu très jeunes et qui semblent mieux se débrouiller aujourd’hui. » Elle propose que l’éducatrice le guide dans la lecture de son dossier, qui pourrait le déstabiliser. Il sourit, rassuré.
Blouson de satin et crinière brune, Louna, 17 ans, croise ses longues jambes sur sa chaise. Il y a un peu plus d’un an, lorsque cette bonne élève de première, aînée élevée strictement, a accusé son père d’attouchements, la juge Hourcade a ordonné son placement en famille d’accueil, puis en foyer. Mais elle ne cesse de fuguer, ce qui a causé son redoublement. Durant son placement, elle a rencontré un garçon de 24 ans, qu’elle passe son temps à rejoindre en province. « Il a un frère dealer, jure la mère de Louna, ulcérée.
– Son ami a un frère dealer ! corrige la jeune fille.
– Les petits copains, d’accord pendant l’été, mais ne foutez pas en l’air votre scolarité, arbitre la juge.
– Moi, ça me dérange quand il y a 70 garçons à la fois et que je me demande si elle se protège, s’énerve la mère. Chez moi au moins, elle ne fuguait pas.
– Vu les accusations portées contre son père, même si elles sont peut-être fantaisistes, il m’est difficile de vous la rendre, explique la juge.
– Mais on n’a pas de nouvelles de l’enquête !, crie la mère.
– Et vous, monsieur, que pensez-vous de tout ça ?, demande la juge.
– Ce que j’ai toujours dit, répond calmement le père. Elle a tout inventé pour partir de la maison et elle continue à nous mener en bateau. » En tête à tête avec Louna, la juge la cuisine : « Plusieurs fois, tu m’as dit que tu mentais beaucoup, si c’est le cas à propos de ton père, dis-le… – Si, si, c’était vrai, coupe la jeune fille, mais vous savez, je fuguerais moins si j’étais placée près de chez mon copain. Je pourrais le voir. » La juge refuse ce marchandage. Charmeuse, Louna revoit ses prétentions. « Je pourrais pas passer les week-ends chez lui ? – Quelques week-ends, ce serait faisable, si je peux rencontrer ses parents et qu’ils me font une demande écrite, transige la juge.
– Mes parents seront au courant ?, demande Louna.
– Evidemment ! Je ne suis pas là contre eux, mais pour que vous ne gâchiez pas tout pour un amour de passage. »
Quelques jours plus tard, la juge Hourcade a appris par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) que Louna était finalement revenue sur ses accusations à l’encontre de son père. C’était, a confessé la jeune fille, une parade pour échapper à l’autorité parentale.
Créée par l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante qui établit la primauté de l’éducatif sur le répressif, la fonction de juge des enfants (JE) est double : il protège les mineurs en danger et juge les mineurs délinquants. Il peut donc prononcer des sanctions éducatives et des condamnations pénales.
En matière civile, il statue seul dans son cabinet, intervenant si la santé, la sécurité, la moralité où l’éducation d’un mineur sont menacées. En matière pénale, il préside le tribunal pour enfants (TPE) assisté de deux assesseurs non professionnels compétents dans des domaines liés à l’enfance. Il instruit les dossiers, juge les mineurs ayant commis un délit, et il veille à l’application des peines (TIG, sursis avec mise à l’épreuve, emprisonnement…). Il peut ordonner des mesures éducatives telles que le suivi de la famille par un éducateur ou le placement extérieur provisoire d’un mineur. Il peut aussi mettre les délinquants de plus de 13 ans sous contrôle judiciaire, ordonner la détention provisoire avant jugement des plus de 16 ans et prononcer une peine d’emprisonnement pour les plus de 13 ans.
Le juge des enfants peut être saisi par les parents, le service auquel le mineur a été confié, son tuteur, le mineur lui-même, ou le ministère public dans le cadre de l’assistance éducative (AE). Le ministère de la justice et le Parlement envisagent régulièrement une réforme transférant les compétences civiles de protection de l’enfant des JE aux juges aux affaires familiales (JAF) qui règlent divorces et droits de garde. Les JE ne jugeraient plus alors que les actes bruts sans pouvoir agir sur l’entourage familial ou social des mineurs délinquants.
Une vocation et une méthode
Le parcours de Marie-Pierre Hourcade témoigne d’un intérêt pour les questions sociales, familiales et les difficultés de la jeunesse. D’abord juge des enfants à Coutances (Manche) puis à Nouméa (Nouvelle-Calédonie), cette magistrate de 51 ans a ensuite travaillé à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) sur les politiques éducatives, puis à la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) sur l’addiction et la prévention, et à l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) avant de prendre son poste au TGI de Paris en 2003.
« Pour être juge des enfants, il faut aimer les gens, dit-elle. C’est un métier d’écoute et d’accompagnement. L’efficacité repose sur une connaissance solide des politiques sociales pour pouvoir mobiliser les bons acteurs, car on travaille en équipe avec les éducateurs, les psychologues, les médecins ou les enseignants… «
A elle seule, la juge suit 700 dossiers, dont plus de la moitié au pénal. « Il faut du temps pour agir sur la trajectoire d’un jeune et de sa famille, afin de modifier leur comportement, explique-t-elle. C’est la difficulté et quelquefois la détresse qui les conduisent chez nous. En suivant leur dossier pendant parfois plusieurs années, nous pouvons établir la confiance et chercher des solutions. Des rendez-vous fréquents nous éclairent sur leur histoire. Ces audiences en famille sont essentielles pour redonner les rênes aux parents, les valoriser dans leur rôle éducatif et restaurer leur autorité. Elles permettent aussi de redonner confiance au jeune par un processus d’insertion scolaire, professionnel et culturel, mais également via une démarche de soin qui l’aide à mettre à distance ses passages à l’acte. «