Article publié le 10/02/2011 sur lemonde.fr
Les magistrats ont manifesté massivement jeudi 10 février dans toute la France pour protester contre les accusations de laxisme lancées par Nicolas Sarkozy à leur encontre et réclamer plus de moyens pour la justice.
Cent soixante-dix juridictions sur les 193 que compte le pays ont pratiqué la grève des audiences selon les syndicats, un mouvement entamé il y a une semaine et qui s’est transformé en un bras de fer sans précédent par son ampleur entre le pouvoir exécutif et l’autorité judiciaire.
Le président de la République avait mis le feu aux poudres la semaine dernière en accusant magistrats et policiers de « fautes » dans le suivi d’un repris de justice, Tony Meilhon, suspecté d’avoir tué près de Nantes Laëtitia Perrais, 18 ans, et d’avoir démembré son corps. Nicolas Sarkozy, qui devait intervenir dans la soirée sur TF1, avait promis des « sanctions », sans attendre le résultat des inspections sur les responsabilités dans ce dysfonctionnement.
Depuis, la quasi-totalité des tribunaux et cours d’appel ont organisé des assemblées générales et décidé à la quasi-unanimité de renvoyer les audiences non urgentes au moins jusqu’à jeudi soir.
Une véritable lame de fond, qui traduit un profond malaise, un « ras-le-bol » généralisé, selon les syndicats de magistrats.
Même les magistrats de la Cour de cassation, la plus haute juridiction française, ont publié un communiqué condamnant les propos de Nicolas Sarkozy. Une première, pour cette instance qui tranche en dernière instance les questions de droit se tenant d’ordinaire à l’écart des controverses et du débat politique public.
« Les magistrats de la Cour de cassation manifestent leur très vive préoccupation face aux réactions et déclarations récentes qui, avant même que soient connues les conclusions des enquêtes en cours, tentent d’imputer a priori la survenance de ce drame à des fautes professionnelles », dit le communiqué. Les hauts magistrats se disent « solidaires avec tous ceux qui, dans un contexte de pénurie, assurent quotidiennement le fonctionnement des juridictions et des services ».
Plusieurs milliers de personnes — magistrats, avocats, greffiers, travailleurs pénitentiaires et même policiers —, ont manifesté à Nantes entre le palais de justice et la préfecture, avec des banderoles où on pouvait lire : « Hier ignorés, aujourd’hui méprisés, demain sanctionnés ».
A Paris, ils étaient près de 1 000 magistrats, agents de probation, fonctionnaires pénitentiaires, greffiers et policiers réunis sur les marches des palais de justice. La mobilisation a fait le plein dans de nombreuses villes : 350 à Lyon, environ 550 devant le palais de justice de Bordeaux, 300 à Nancy et Versailles.
« Tous Nantais ! », était-il écrit sur une pancarte devant la cité judiciaire de Metz (est), où s’étaient rassemblés 250 magistrats en robes, avocats et membres du personnel des services judiciaires. Plusieurs avocats portaient autour du cou une affiche sur laquelle était inscrit « présumé coupable ».
Les magistrats, qui sont 8 500 dans le pays, ont exprimé leur lassitude de travailler dans un système judiciaire classé pour son budget au 37e rang sur 43 en Europe. »On nous demande de faire du chiffre et on a courbé l’échine. Je n’ai pas de bureau, des ordinateurs de la génération des mammouths. On n’a plus de légitimité, de reconnaissance, les Français n’ont plus confiance en leur justice », a déclaré Agnès Deletang, magistrate du tribunal de Paris.
Dans la matinée, le porte-parole du gouvernement, François Baroin, a paru tempérer la mise en cause des juges. « C’est un métier difficile, ils portent beaucoup de misère de la société », a-t-il dit sur RTL. Prié de dire s’il y avait eu à ses yeux une faute dans l’affaire du meurtre de Laëtitia Perrais, il a répondu que ce seraient les inspections qui le diraient.
Les résultats de trois inspections ordonnées au sein de la justice, de l’administration pénitentiaire et de la police sont attendues en début de semaine prochaine. Sorti de prison en février 2010 après avoir purgé en intégralité et durant onze ans des peines pour plusieurs délits, Tony Meilhon devait respecter une « mise à l’épreuve », mais ce suivi n’a pas été mis en œuvre faute d’effectifs, comme pour plus de 800 autres détenus en Loire-Atlantique.
Il faisait l’objet de plaintes pour des délits et pour une affaire de vol de voiture. Les organisations de magistrats, soutenus par une vingtaine de syndicats de fonctionnaires, d’avocats, de policiers, de psychiatres et de victimes, demandent au gouvernement un plan de remise à niveau financier du système judiciaire français.
Le soutien des syndicats de police est l’une des nouveautés de ce mouvement. Dominique Achispon, patron du Syndicat national des officiers de police (SNOP, majoritaire), s’est rendu au palais de justice de Paris.
La première secrétaire du Parti socialiste, Martine Aubry, a exprimé dans un communiqué son « plein soutien » au mouvement. Des élus de gauche, comme le député Arnaud Montebourg et l’écologiste Eva Joly à Paris, étaient dans les manifestations.