Article de Erich Inciyan, publié sur Mediapart.fr, le 15 décembre 2009
Six lycéens des Landes dont quatre mineurs ont été placés en garde à vue par les gendarmes, le 11 décembre, pour avoir tenté de murer l’entrée de leur lycée en guise de protestation contre la réforme des lycées. Ils ont été remis en liberté, dans la journée, avec en poche des convocations à comparaître devant la justice.
La privation de liberté imposée à ces adolescents revêt cependant une portée symbolique, dans une période où la garde à vue «à la française» est contestée par un mouvement de refus qui implique un nombre grandissant d’avocats et de magistrats. «Nous sommes extrêmement surpris de la mise en garde à vue de six lycéens […] pour des faits qui certes pouvaient justifier une réponse pénale mais certainement pas le traumatisme d’une garde à vue des adolescents», ont réagi les trois députés (PS) des Landes, Henri Emmanuelli, Alain Vidalies et Jean-Pierre Dufau. «Nous rappelons que le code de procédure pénale précise que la garde à vue doit être strictement limitée aux nécessités de la procédure et proportionnée à la gravité de l’infraction. Manifestement dans cette affaire, on a utilisé une procédure parfaitement disproportionnée » , ajoutent les parlementaires. Les députés se disent «extrêmement vigilants sur le respect des libertés publiques, qui ne sauraient être bafouées au nom d’une politique sécuritaire uniquement destinée à faire du chiffre sans répondre à l’attente des Français».
Face à une telle banalisation des gardes à vue, de récents arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) viennent remettre en question cette mesure de privation de liberté telle qu’elle est pratiquée en France. «En ce qui concerne l’absence d’avocat lors de la garde à vue, la Cour rappelle que le droit de tout accusé à être effectivement défendu par un avocat, au besoin commis d’office, figure parmi les éléments fondamentaux du procès équitable», relève notamment, après d’autres, un arrêt du 13 octobre 2009, qui a encore été confirmé dernièrement par la juridiction européenne de Strasbourg. Autant dire que la législation pénale française, en réservant une place quasi inexistante à l’avocat en cours de garde à vue, ne répond plus guère aux exigences de la juridiction européenne qui s’imposent à la France.
Dans l’Hexagone, en effet, l’avocat n’a pas accès au dossier d’enquête constitué par la police ou la gendarmerie. Il n’a droit qu’à une courte apparition (une demi-heure au début de la garde à vue, si son éventuel client le demande). Le défenseur ne peut pas davantage assister aux interrogatoires. Et ces droits très symboliques sont encore réduits pour certains dossiers (stupéfiants, bandes organisées ou terrorisme). Pas de quoi, au total, organiser une défense digne de ce nom. Logiquement, la critique européenne a été relayée par les avocats qui, en France, réclament une plus grande présence de la défense en garde à vue. Au Barreau de Paris notamment, où le bâtonnier Christian Charrière-Bournazel plaide avec force que ces mesures privatives de liberté sont illégales, au regard du droit européen. Et qui recommande aux membres de la profession d’engager des procédures pour que les juges déclarent la nullité des gardes à vue au cours desquelles les intéressés n’ont pas eu suffisamment droit à l’assistance d’un avocat. La contestation a pris de l’ampleur, ces dernières semaines, et une association spécialisée, Je ne parlerai qu’en présence de mon avocat , a vu le jour pour demander l’abolition de la garde à vue sans défenseur.
Cette offensive généralisée a gagné les rangs des magistrats, dont certains ont refusé récemment d’avaliser des gardes à vue décidées par des officiers de police judiciaire (OPJ), en se fondant sur cette jurisprudence européenne. Début décembre, le viceprésident au tribunal de Bobigny a de la sorte refusé de prolonger une garde à vue dans une affaire de stupéfiants. «J’ai été amené à refuser, comme juge des libertés et de la détention, une prolongation de garde à vue après 48 heures, en application de deux arrêts de la CEDH» , a commenté le magistrat du tribunal de Seine-Saint-Denis, Hervé Lourau.
Le mouvement risque donc de faire tache d’huile. «Ce refus n’était que la stricte application du droit», a ajouté le juge Lourau, en précisant que d’autres magistrats sont sur «la même ligne» et qu’il y a eu au moins deux refus de prolongation dans des affaires de stupéfiants au palais de justice de Bobigny. «Le juge français a le devoir d’appliquer la jurisprudence de la CEDH et même le devoir d’écarter, si nécessaire, l’application d’une loi française qui lui serait contraire», a encore souligné le magistrat.
Au grand dam de certains syndicats de policiers. Commissaires et officiers en tête, ils y voient une remise en cause fondamentale d’une mesure de garde à vue qui reste perçue comme un moyen indispensable de l’enquête policière. A les entendre, la présence effective de l’avocat pendant cette période serait un obstacle décisif au bon déroulement des investigations. Priver les enquêteurs des interrogatoires intensifs conduits en garde à vue (la «chansonnette », dans le jargon policier) ruinerait, selon eux, des enquêtes qui restent fondées sur la «religion de l’aveu». Sensible à ces arguments, et pour tenter de prévenir un embrasement, le ministère de la justice a diffusé un argumentaire auprès de ses parquets (ici sur le site de Maître Eolas). L’occasion de reconnaître que «des déclarations recueillies au cours d’une garde à vue ne pourraient fonder à elles seules une condamnation pénale » .
Car la protestation des gens de robe prend un relief particulier face à la «politique du chiffre» engagée par Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur puis président de la République, qui a conduit à un emballement sans précédent du nombre des gardes à vue. «Je demande aux policiers non plus de faire de l’ordre public mais d’interpeller», affirmait encore le ministre de l’intérieur, le 26 février 2007, peu avant de quitter la place Beauvau. De 2001 à 2008, ces mesures ont bondi de +72% (passant de 336.000 à 578.000), les cellules des commissariats et des brigades de gendarmerie fonctionnant à plein rendement.
Théoriquement, ces mesures de garde à vue ne devraient pourtant concerner que des suspects (des «personnes à l’encontre desquelles il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elles ont commis ou tenté de commettre une infraction», selon la loi pénale). Pratiquement, le développement de la «culture du résultat» a contribué à cette envolée.
Côte pile, les gardes à vue ouvrent certes un statut juridique et des droits que font notamment connaître les «guides» des organisations respectueuses des libertés (s’entretenir avec un avocat, avertir sa famille ou son employeur, être examiné par un médecin).
Côté face, un placement en cellule continue de s’accompagner de contraintes que de nombreux témoignages présentent comme injustifiées, menottes ou «fouilles à corps». Là encore, il y a loin entre les textes et leur application : avec sa mise à nu humiliante, la fouille de sécurité ne devrait «être appliquée que si la personne placée en garde à vue est suspectée de dissimuler des objets dangereux pour elle-même ou pour les autres», selon une circulaire de 2003 ; sinon, une simple «palpation» doit suffire. Avec le mouvement de protestation en cours, la refonte de la garde à vue pourrait s’inscrire au rang des priorités de la réforme pénale promise en janvier par le chef de l’Etat. Le président Sarkozy s’était alors engagé à renforcer les droits de la défense dès le début de l’enquête.
Fin novembre, le premier ministre François Fillon a semblé s’engager dans cette voie, en affirmant la nécessité de «repenser» les conditions de la garde à vue et en soulignant que cette mesure «grave» ne devait pas être envisagée comme «un élément de routine» par les enquêteurs.
Les six lycéens de Saint-Vincentde-Tyrosse (Landes), après tant d’autres, apprécieront.