Cette police du Web qui traque terroristes, pervers et escrocs

Par Angélique Négroni

REPORTAGE – Vingt-cinq agents spécialistes de la « face noire » d’Internet animent la cellule Pharos, plateforme de signalement des contenus illicites en ligne. En amont, ils sont aidés par des milliers d’internautes qui, lorsqu’ils surprennent des menaces de terrorisme, des arnaques ou des images déviantes, en informent les enquêteurs.

En ce mardi matin, l’alerte d’une nouvelle attaque terroriste apparaît soudain, en quelques lignes, sur l’écran de l’ordinateur. «Bonjour @SNCF nous sommes actuellement à gare du Nord nous allons faire exploser votre gare d’ici 4 h», est-il écrit. Entre ce terrible compte à rebours et les regards des enquêteurs soudain fixés sur ce texte, tout démarre comme dans l’une des innombrables séries policières américaines. Pure illusion: la scène se déroule à Nanterre, au siège de la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), dans un vaste open space qui accueille Pharos, la plateforme de signalement des contenus illicites en ligne. Ici, parmi ces bureaux regroupés par pool d’activités, pas de branle-bas de combat et d’affolement sur fond de musique de générique. La réalité a des allures bien plus posées. Après concertation entre plusieurs policiers et gendarmes affectés aux mêmes missions, les pistes de travail sont aussitôt lancées.

«On préfère pécher par excès»
Ces spécialistes du Web vont tirer toutes les ficelles techniques à leur portée pour tenter de remonter jusqu’aux auteurs. En parallèle, cette nouvelle alerte sera signalée aux services de renseignements, même si, après un bref examen du message, les enquêteurs constatent que celui-ci a été écrit 16 heures plus tôt… En d’autres termes, les terroristes auraient déjà dû frapper. «Mais on n’est sûr de rien et on préfère pécher par excès, même si les conséquences sont parfois lourdes», signale le capitaine de gendarmerie Julien Gauthier, chef de Pharos. En réaction à la menace, c’est à chaque fois un lourd dispositif qui est actionné: préfecture saisie, forces de l’ordre mobilisées, établissement concerné évacué, paralysie des activités, périmètre de sécurité mis en place… Le 19 novembre, sur la base d’informations recueillies par cette plateforme, le personnel des stations locales du groupe NRJ avait été prié de rester chez lui. Le 11 janvier, 2000 élèves d’un lycée de Compiègne, dans l’Oise, ont été évacués une matinée entière…

Devenue une priorité, la traque antiterroriste sur le Net n’est pas la seule préoccupation de cette équipe de

La force de Pharos, ce sont les autres, ces milliers d’internautes qui surprennent des propos ou des images illicites et les signalent aux enquêteurs.

25 enquêteurs qui dépendent de l’Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l’information et de la communication (OCLCTIC). Leur champ de compétences est d’ailleurs bien plus vaste, puisque tous les secteurs sont susceptibles de les intéresser. Mais avec, à chaque fois, un seul angle d’attaque: l’illégalité. Spécialistes de la face noire d’Internet, ils se préoccupent de tout ce que le Net charrie chaque jour en horreur, en arnaque, en sordide. Avec un public insatiable dans ce domaine et une Toile qui se fait l’écho à l’infini de toutes ces abjections, l’équipe aurait forcément failli à sa mission si elle avait dû travailler seule. La force de Pharos, ce sont les autres, ces milliers d’internautes qui, en circulant sur les sites, les blogs, les forums, les tweets, surprennent des propos ou des images illicites et les signalent aux enquêteurs.

En conservant l’anonymat ou non et par le biais d’un site mis à leur disposition, ces simples citoyens remplissent une fiche précise permettant aux enquêteurs de prendre la relève et de classer tout d’abord ce qu’ils reçoivent. Les activités illégales sont ainsi rangées en grandes catégories: atteinte aux mineurs, discrimination, escroquerie et terrorisme. En cas de contenu illicite, ces spécialistes de la Toile capturent l’image, gèlent les données et recherchent les auteurs des textes ou des photos incriminés. Dans le cadre de ce travail, les axes d’enquête peuvent d’ailleurs se dédoubler. Celui qui relaie un cliché illicite sur des sites n’est pas forcément le photographe.

La traque sur le Net, où il faut percer les techniques de plus en plus élaborées d’anonymisation, peut se poursuivre à l’étranger

Cette traque sur le Net, où il faut percer les techniques de plus en plus élaborées d’anonymisation, peut se poursuivre à l’étranger. Si elle aboutit, le dossier est remis au pays concerné via Interpol. En France, toutes les données ainsi recueillies peuvent aboutir à des poursuites pour diverses infractions: incitation à la haine raciale, à la violence, corruption de mineur… Le travail de Pharos s’arrête là et l’équipe transmet au service territorial compétent le dossier pour la poursuite des investigations sur terrain. Celles-ci peuvent déboucher sur d’autres infractions. Derrière l’image pornographique, des faits de maltraitance, de viol sur mineur peuvent être révélés par l’enquête.

Balayant tous ces domaines, Pharos a eu à traiter 138.000 signalements en 2014 et, l’an passé, le nombre a considérablement grimpé. Depuis sa création en 2009, dans sa forme actuelle, la charge de travail de la plateforme n’a cessé d’augmenter. 188.000 fiches ont été traitées en 2015 avec une part toujours importante liée aux escroqueries (43 %). «Les atteintes aux mineurs restent constantes», souligne le commissaire divisionnaire François-Xavier Masson, chef de l’OCLCTIC. 17.098 cas signalés ont été traités l’an passé, contre 14.581 en 2014. Mais les alertes relatives aux attentats ont fortement progressé, passant de 1675 en 2014 à 31.300 un an plus tard. Au lendemain des deux attentats parisiens, la plateforme, disponible 24 heures sur 24, a tourné à plein régime, «et avec une utilisation différente à chaque fois», relève le commissaire Masson.

Après le 9 janvier, «les internautes se sont lancés dans une véritable chasse à l’homme»

Après le 9 janvier, son usage a été tout bonnement détourné par les internautes. Pharos s’est, en effet, brusquement transformé en une boîte à lettres pour participer à la traque des terroristes. Alors que les frères Kouachi et Coulibaly étaient activement recherchés après leurs attaques, ceux qui croyaient les voir le signalaient en envoyant des fiches. Une démarche bien plus simple, il est vrai, que d’aller au commissariat du coin. «Les internautes se sont lancés dans une véritable chasse à l’homme», se souvient le chef de l’OCLCTIC dont le service a dû faire face à une marée d’informations. Le pic fut atteint le 11 janvier avec 11.000 signalements en une seule journée.

Délaissant la classique lettre anonyme, le corbeau a trouvé en Pharos l’outil idéal pour, en un clic, distiller tout son venin
Après les attentats de novembre et les opérations kamikazes des terroristes, la plateforme est revenue à son usage classique en recevant, via les signalements, des photos horribles de décapitation, des textes faisant l’apologie du terrorisme, des menaces – une dizaine par jour – mais aussi des alertes… sur un voisin de palier. «Mon voisin s’est radicalisé, il s’habille en tenue islamique, tient des propos de haine et il a un drapeau islamique.» Tel est l’un des messages reçus par les enquêteurs. Parmi ces fiches, il y a sans doute l’expression de vraies craintes et la volonté d’une démarche citoyenne. Mais la délation et les écrits malveillants atterrissent aussi à Nanterre. Délaissant la classique lettre anonyme adressée par courrier, le corbeau a trouvé en Pharos l’outil idéal pour, en un clic, distiller tout son venin contre une cible et en l’adressant directement à la police judiciaire.

Après la forte mobilisation exigée par les attentats, Pharos rééquilibre désormais ses activités entre tous ses domaines de prédilection, notamment celui de l’escroquerie où les chiffres s’affolent année après année. Avec 80.519 signalements l’an passé, c’est de loin le domaine le plus chronophage. Consultant ses données, le commandant de police Patrick Mariatte, chef de la section Internet de l’OCLCTIC, relève notamment que, parmi la pléthore d’arnaques, le «phishing» – le moyen pour des escrocs d’extorquer des données personnelles par l’envoi de mails notamment – constitue 34 % des escroqueries. 4 % concernent le «chantage à la webcam», ces victimes dont les photos intimes sont détenues par de supposés compagnons de flirt, en réalité des escrocs qui les font ensuite chanter. «Un internaute nous a signalé le cas d’une jeune fille qui a ainsi été abusée et qui s’était confiée à lui sur un forum. Et pour cette affaire qui démarre donc du Net, il y aurait plusieurs dizaines de victimes», signale Patrick Mariatte. Avec des fiches qui tombent par centaines pour dénoncer des malversations en tous genres, l’OCLCTIC a pour projet de développer un Pharos dédié aux seules escroqueries permettant aussi de prendre les plaintes en ligne.

Cyber-infiltration
Non loin, autour d’autres bureaux, des enquêteurs se concentrent sur un autre domaine qui d’année en année révèle un nombre constant de signalements: les atteintes aux mineurs. Mais cette fois, Pharos ne se contente pas de réagir à ce que les internautes envoient. Des enquêteurs agissent. Sept d’entre eux sont formés et habilités à faire de la cyber-infiltration, une nécessité pour «aller au contact» de pervers qui utilisent mille procédés pour rester anonymes. Devant son écran, Eugénie*, sourire lumineux et visage détendu, fait partie de cette équipe spéciale. Policière et mère de famille, elle s’invente depuis quatre ans des profils – tantôt de prédateur, tantôt de proie – pour entrer en communication avec ces pédophiles de la Toile. «Cela prend du temps car il faut se créer une vie et on ne doit pas provoquer la personne», explique-t-elle en poursuivant: «Par ce biais, on cherche aussi à matérialiser l’infraction.» Cet objectif peut d’ailleurs aller très loin, jusqu’au rendez-vous avec l’auteur des clichés pédopornographiques, comme ce fut le cas, une fois, pour Eugénie. Ce jour-là, «sa cible» avait accepté de quitter son écran et de faire tomber le masque en se rendant dans la rue. Mais au lieu de trouver un enfant, il a été «cueilli» par des policiers.

* Le prénom a été changé.

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