Brice Robin, un procureur humainement éprouvé

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Il entretient la discrétion comme une alliée précieuse qui refroidit les importuns et donne de l’épaisseur à la parole rare. Brice Robin a le goût du silence, ce n’est pas une posture. L’homme est même un tantinet secret ; il n’accorde quasiment jamais d’interview. Pourtant, le procureur de Marseille a fait la une du New York Times le 26 mars 2015 et figuré dans tous les journaux européens. Avec son ami et pair François Molins, chef du parquet de Paris, il est le French Prosecutor le plus connu au monde. Sa notoriété planétaire, non souhaitée, s’est imposée deux jours auparavant à cause d’une tragédie : le crash de l’A320 de la Germanwings contre une montagne du massif des Trois-Évêchés (Alpes-de-Haute-Provence). Le copilote Andreas Lubitz a précipité l’avion au sol, les 150 occupants ont péri. Jusqu’à la désignation de trois juges d’instruction le 18 juin, M. Robin a affronté chaque aspect de la catastrophe. L’accablement des familles, les sacs mortuaires sans un corps intégralement reconstitué, les jouets éparpillés, l’empressement de magistrats, diplomates et médias de dix-neuf nationalités.

Il nous reçoit dans son bureau onze mois après le drame et, à l’évocation de cette période maudite, « la pire de ma carrière, de ma vie », ses traits se durcissent, le regard s’assombrit. Non que Brice Robin soit d’un naturel jovial et décontracté ; il est plutôt austère. Cependant, l’altérité de sa physionomie est notable. L’A320 est sa croix. Il la porte en lui, enfouie. Pour la première fois, il consent à partager son fardeau : « Une heure après le crash, j’ai survolé la zone en hélicoptère avec le général David Galtier, commandant des gendarmes en région PACA. Le plus dur est que nous cherchions un avion et qu’il n’y en avait pas. Il ne restait rien, sauf de la fumée. L’appareil avait implosé parce que 65 tonnes avaient percuté à 700 km/h un sol granitique. Nous ignorions encore qu’il y avait 150 morts, dont beaucoup d’enfants. Les corps étaient dans un état épouvantable. Lorsque l’on a atterri, on a compris que l’identification des victimes prendrait un certain temps. Humainement, c’était insoutenable. Y compris pour les enquêteurs. À Marseille, je suis habitué aux cadavres. Mais ils sont entiers et cela change tout. »

Le procureur Robin fait appel aux meilleurs spécialistes, la section de recherche des transports aériens et les techniciens de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale. Le 25 mars, à 21 heures, après avoir accueilli sur le site le président Hollande, la chancelière Merkel, le chef du gouvernement espagnol Mariano Rajoy, il est informé du contenu de la première boîte noire qui désigne Lubitz seul responsable. « J’avais une bombe entre les mains. Ma crainte était d’annoncer prématurément une énormité », confie-t-il. Après une nuit à vérifier, à poser mille questions, il reçoit 200 proches des victimes : « Je leur ai appris qu’il s’agissait d’un acte volontaire. Je faisais face à des gens à qui j’expliquais l’inconcevable. Ce fut le jour le plus émotionnellement douloureux. »

Une heure plus tard, le procureur répond à cent reporters avec une rigueur et un calme apparent qui forcent le respect. La conférence de presse est retransmise de Washington à Tokyo. Au tribunal de Lyon, sa fille et son gendre, magistrats, le regardent en direct à la télé, tétanisés mais fiers.

Les mois qui suivent le verront courir d’une réunion à l’autre, administratives et juridiques, et multiplier les rencontres avec les familles qu’il n’abandonnera pas. Il reste marqué par ces quatre heures avec elles, en juin, consacrées à visionner la reconstitution : « On était dans le cockpit, jusqu’au choc. Ce fut compliqué. » Ni lui ni son adjointe, en première ligne, n’ont pu consulter de psychologues car la cellule d’assistance réclamée au ministère après les attentats de janvier a tardé à se mettre en place. Il a donc fait au plus simple : « Avec Catherine Alexandre, on vidait notre sac chaque soir une demi-heure ou une heure. Cela nous a permis d’évacuer. » Aujourd’hui, l’instruction se poursuit sans lui, elle déterminera les responsabilités de la compagnie d’aviation et des médecins d’Andreas Lubitz.

Depuis, Brice Robin a réappris à vivre normalement : la musique, les partitions au piano, son synthétiseur, les marches en montagne, le ski, les dossiers de droit commun : « C’est le charme de Marseille. Il y a tellement d’activités criminelles que l’on est obligés d’avancer. » D’autant plus qu’ils ne sont que trente-sept au parquet, l’effectif est de 10 % inférieur à la normale – la pénurie touche chaque tribunal, fût-il en zone sensible : « Au greffe, il nous faudrait vingt personnes en plus. On n’est pas des rebelles, on veut juste exercer notre métier le mieux possible. » Le procureur Robin ne supporte pas que, faute de moyens, des prévenus échappent à leurs juges (quinze en janvier 2016 à Marseille) ou qu’un caïd sorte de prison le 24 février à cause du délai judiciaire dépassé : « J’espère qu’on aura bientôt la deuxième chambre pour la criminalité organisée que l’on a demandée. Et qu’on aura aussi des logiciels plus performants. On a atteint les limites de l’exercice en tous domaines. » La charge est violente venant d’un haut magistrat pondéré qui, en 38 ans d’exercice à Lyon, Saint-Étienne, Bourg-en-Bresse ou Montpellier, n’a jamais fait la moindre vague.

Il est néanmoins heureux d’être revenu à Marseille où il fut adjoint au parquet de 2003 à 2008 : « J’aime cette ville, son atmosphère, sa lumière. Et ce ne n’est pas difficile d’y travailler si l’on excepte la variété des contentieux et la densité de l’action publique. » Il a refusé des gardes du corps « car je tiens à ma liberté et que je ne suis pas menacé. Peut-être parce que je ne donne pas instruction d’être “maniaco-répressif”. » Les « huiles » du sud le laissent en paix, il ne subit pas de pression : « Compte tenu de ma personnalité, ceux qui auraient été tentés ont renoncé. Nous n’avons pas de relation. On ne m’a appelé qu’après le crash pour me féliciter de donner une bonne image de la cité phocéenne », ironise-t-il.

Il n’y prendra pourtant pas sa retraite. Troyen d’origine, arraché à l’Aube à l’âge de 18 mois par un père promu président de la cour d’assises du Rhône, M. Robin est un Alpin « pur et dur. Je passe des heures à regarder les chamois débarouler, à photographier les renards isatis. À la montagne, je ne suis plus le même ». Il a du reste organisé le « retour d’expérience Germanwings » à Chamonix, pour que l’épreuve soit allégée par la pureté des cimes. Si vous le sentez chagrin, parlez-lui de Zermatt (Suisse) : la magie s’opère, il rit et la conversation s’étire au-delà du raisonnable. C’est peut-être là-bas que le procureur Robin fêtera joyeusement ses 64 ans le 23 mars. L’an passé, son gâteau l’attendait dans la soirée du 24. À ce moment-là, il se trouvait parmi les débris du vol 9525 à Prads-Haute-Bléone.

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