Article de Sonya Faure paru le 10 janvier 2012 sur Libération.fr
«Permanence du parquet d’Evry, je vous écoute…
– Bonjour, commissariat de Corbeil. Nous avons deux jeunes qui ont tenté de dépouiller des gamins à la patinoire…»
«Permanence du parquet d’Evry ?
– Je vous appelle suite au signalement d’une jeune fille souffrant de troubles mentaux qui aurait subi les attouchements de son beau-père…»
«Permanence du parquet d’Evry ?
– Commissariat de Juvisy. On a un jeune de 16 ans pour port d’arme catégorie 6 [un couteau, ndlr]: il dit que c’est pour se protéger dans les transports…»
Au tribunal d’Evry (Essonne), cinq magistrats du parquet sont spécialisés dans la justice des enfants. Ils gèrent l’urgence de cette délinquance sur laquelle les politiques discourent à l’envi, comme le prouve une énième loi qui vient à l’Assemblée nationale aujourd’hui. Les parquetiers guident les enquêtes des policiers, qui agissent sous leur contrôle, et prennent les premières décisions : classer les affaires, renvoyer les dossiers les plus lourds vers le juge des enfants ou le juge d’instruction qui engagent des procédures à long terme. Ou, dans plus d’un cas sur deux, apporter eux-mêmes une réponse pénale.
Vol à l’étalage, bagarres entre bandes, arnaques sur les réseaux sociaux, «sexting» (diffusion de vidéos intimes d’une copine via internet)… «La délinquance des mineurs est protéiforme, explique Marie-Suzanne Le Quéau, la procureure d’Evry. Un mineur peut passer à l’acte une seule fois mais de manière très grave : en tuant son père par exemple. Il peut récidiver dans les vols de véhicule ou le trafic de stups. Il peut aussi passer à l’acte deux ou trois fois et s’arrêter, souvent grâce à une rencontre. Parfois, il tombe amoureux.» La réponse de la justice doit donc être «inventive», selon la procureure : «Pourquoi ne pas multiplier les centres éducatifs fermés [CEF], comme il en a été décidé après le viol et le meurtre de la jeune Agnès ? Mais on pourrait peut-être imaginer des centres adaptés aux délinquants sexuels.» Selon les parquetiers d’Evry, les CEF – d’où les mineurs n’ont pas le droit de sortir sous peine de prison mais d’où il est très facile de fuguer – «ont un statut juridique flou et manquent de sens pour les jeunes».
A gauche comme à droite, du blog de Delphine Batho, chargée des questions de sécurité dans l’équipe Hollande, à la convention UMP, des élus glosent sur le «sentiment d’impunité» des jeunes délinquants. Qui serait notamment encouragé par la lenteur de la justice des mineurs. Si les dossiers transmis au juge des enfants sont examinés au long cours, les affaires suivies par le parquet sont au contraire traitées rapidement. Notamment à Evry : rappel à la loi un mois après les faits, composition pénale deux mois après le délit, d’où l’enfant ressort avec une mesure éducative, suivi de sa scolarité, etc. Sur les neuf premiers mois de 2011, Evry a apporté une réponse à 82% des affaires. «Et encore, nous avons décidé de classer sans suite les affaires de jeunes, sans passé judiciaire, pris avec moins de 10 grammes de shit, ça a fait baisser les statistiques», remarque Fabienne Klein-Donati, la procureure adjointe. D’autres parquets préfèrent au contraire gonfler leur «taux de réponse pénale», devenu l’un des principaux critères de fonctionnement de la justice des mineurs.
Pour que chaque acte ou presque ait sa réponse, le parquet des mineurs d’Evry a multiplié les alternatives aux poursuites : «Avec elles, la sanction s’ancre dans la réalité ; le mineur est dans le faire, le concret, pas dans le symbolique», estime Marie-Suzanne Le Quéau. Lors des stages de citoyenneté, les jeunes rencontrent des policiers, des proviseurs ou des élus. Ils réfléchissent au danger de la conduite sans permis dans des formations civiques ou travaillent dans des associations, auprès des pompiers ou d’une mairie avec les mesures de réparation pénale. «Ils doivent prendre conscience de ce que leur acte aurait pu entraîner pour la collectivité, explique Camille Siegrist, substitut à Evry depuis cinq ans. On ne lâche pas le mineur. L’important, c’est d’être rapide : le temps des adultes n’est pas celui des gamins.»
«lance-flammes». Pour que la sanction ait un sens, elle doit être adaptée à l’histoire et aux antécédents du jeune. C’est le rôle des éducateurs de l’Unité éducative auprès du tribunal (UEAT), de l’autre côté du couloir. Ils mènent des entretiens avec les jeunes délinquants et leur famille pour éclairer les décisions des magistrats, trouvent des hébergements aux jeunes qu’il faut éloigner de leur quartier. Ce sont eux aussi qui doivent composer avec le fameux «secret partagé», que la loi veut élargir, suite au meurtre d’Agnès Marin. Que dire sur le passé du jeune délinquant confié à une institution ? Pour les éducateurs d’Evry, difficile de codifier dans une loi ce qui se fait aujourd’hui au cas par cas. Il est compliqué d’informer l’Education nationale, où la confidentialité est moins assurée entre la direction, les professeurs, les élèves et leurs parents… sans nuire à la réinsertion du mineur.
Nouvel appel à la permanence. Le commissariat de Sainte-Geneviève-des-Bois : «Un garçon de 11 ans a été légèrement brûlé au cuir chevelu par une camarade avec une bouteille de déodorant et un briquet, devant le collège. La maman a déposé plainte.» Les collégiens jouaient au «lance-flammes», une élève s’est brûlé la main et a tourné involontairement la flamme vers un copain. Affolée, elle a prévenu la directrice. Classement sans suite. «C’est typique, note Fabienne Klein-Donati. La société n’arrive plus à faire face et on demande à la justice de s’en mêler. Dans un tel cas, on aurait pu imaginer une simple réunion au collège, avec les parents et la directrice. Nous recevons des plaintes pour agressions sexuelles entre enfants de 4 ans à la maternelle…»
Les affaires du matin ont déjà été orientées. Les deux apprentis racketteurs de Corbeil seront mis en examen par un juge des enfants – le parquet propose de les placer dans une structure hors de la ville, sous contrôle judiciaire strict. Le beau-père de la jeune handicapée a été entendu par les policiers. Et le détenteur du couteau, relâché. Il sera convoqué pour un rappel à la loi ou une mesure éducative. «70% des mineurs dont nous entendons parler, on ne les revoit jamais», conclut Fabienne Klein-Donati.