Article publié le 04/01/11 sur lemonde.fr
C’était il y a deux ans, presque un autre temps au rythme du débat judiciaire. Le 7 janvier 2009, Nicolas Sarkozy annonçait la suppression du juge d’instruction, figure symbole de la révélation des affaires politico-financières. Fini les juges qui perquisitionnent, mettent en examen les élus et fouillent les arrière-cours de la République ! Surfant sur le discrédit des magistrats instructeurs, né du désastre de l’affaire d’Outreau, le chef de l’Etat déclarait confier l’ensemble des enquêtes pénales aux procureurs. Qu’importe que ces magistrats soient soumis hiérarchiquement à l’exécutif, il n’est pas question de modifier leur statut. Au nom de la modernisation de la justice et de l’accroissement des droits de la défense, l’Elysée s’assurait ainsi un viatique pour contrôler le pouvoir judiciaire.
Deux ans après, ce bel ordonnancement paraît définitivement compromis. Les affaires Clearstream et Bettencourt sont passées par là, qui ont démontré combien il était difficile, pour les procureurs, d’échapper au soupçon de soumission dans la conduite des affaires mettant en cause le pouvoir. Surtout, la vraie révolution est venue de l’Europe et du modèle d’équilibre des pouvoirs porté par la Cour européenne des droits de l’homme. Le 15 décembre 2010, la plus haute instance judiciaire française, la Cour de cassation, a fait sienne la jurisprudence constante de la Cour de Strasbourg. Dans un arrêt historique, elle a estimé que le parquet français ne peut être considéré comme « une autorité judiciaire » car il n’est ni indépendant du pouvoir politique ni extérieur au procès pénal. Seuls les magistrats du siège, dont la nomination ne dépend pas de l’exécutif, sont considérés comme de véritables juges.
Cette décision sonne le glas de la procédure pénale à la française. Elle met un coup d’arrêt à l’évolution de notre système judiciaire qui a conféré, ces dix dernières années, des attributions toujours plus grandes au parquet. Aujourd’hui, les procureurs détiennent les quasi-pleins pouvoirs en matière d’enquête pénale – seuls 4 % des dossiers sont encore confiés à un juge d’instruction, magistrat du siège indépendant. Ils ont également de très importants pouvoirs juridictionnels, avec la création de procédures marginalisant la comparution devant un juge. Dans près d’une affaire sur deux, les justiciables français n’ont ainsi accès qu’au parquet et ne voient jamais un juge du siège. Nulle part en Europe des procureurs n’ont autant de prérogatives sans presque aucune garantie de leur impartialité.
Cette situation n’est plus tenable. En déclarant que le parquet ne peut être considéré comme une autorité judiciaire, la Cour de cassation a condamné la France à réformer son architecture pénale afin de rendre aux procureurs la légitimité qui leur fait maintenant défaut. Placés sous la tutelle du ministère de la justice, auquel ils rendent compte sur chaque dossier sensible, les procureurs sont nommés de façon discrétionnaire par le pouvoir après un avis simple du Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Ils réclament désormais que leurs conditions de nomination soient alignées sur celles des juges du siège qui ne sont désignés qu’après un avis conforme par le CSM. Fait inédit, la Conférence nationale des procureurs a demandé solennellement au gouvernement une réforme « forte et symbolique » du statut du ministère public pour effacer « l’image d’un parquet dépendant du pouvoir politique ».
La chancellerie n’a désormais plus d’échappatoire. Elle a pourtant tout fait pour éviter le débat, affirmant sans relâche et contre toute évidence que les décisions de la Cour européenne et de la Cour de cassation ne bouleversaient en rien l’équilibre du système judiciaire. C’est que le gouvernement est pris au piège de sa doctrine pénale : comment admettre la nécessité d’une coupure du lien hiérarchique entre l’exécutif et les magistrats, alors que le projet de réforme de la justice de M. Sarkozy s’acharnait au contraire à le renforcer ? Comment assumer que la jurisprudence européenne impose désormais ses conditions dans l’élaboration de la future procédure pénale, lesquelles sont totalement à rebours de la volonté présidentielle ?
Pourtant, les jeux sont faits. Les députés de la majorité ont déjà admis, lors de la préparation de la discussion de la réforme de la garde à vue, que c’est au juge des libertés et de la détention et non au parquet, de contrôler cette mesure de privation de liberté. L’année 2011, qui impose au gouvernement de déboucher sur une nouvelle procédure de garde à vue au plus tard le 1er juillet, pourrait être le premier acte d’une véritable mutation judiciaire.
Au travers de cette réforme seront en effet esquissés le rôle et la place dévolus désormais au parquet. Dix ans après la tentative avortée de la gauche de réforme de son statut – en période de cohabitation, le projet de loi constitutionnelle avait été bloqué dans sa dernière ligne droite par Jacques Chirac -, la révolution pourrait venir de l’influence européenne. Ou comment l’Europe, indépendante des contingences franco-françaises, pourrait sortir le parquet de la relation incestueuse qui l’unit au pouvoir.