Les statistiques officielles sous-estiment le nombre réel de gardes à vue

Article de Isabelle Mandraud et Alain Salles, publié sur LeMonde.fr le 28 janvier 2010


Le nombre de gardes à vue (GAV) en France est largement sous-estimé. Aux 580 108 officiellement comptabilisées en 2009, il faut en effet ajouter toutes celles intervenues dans le cadre de délits routiers et qui sont exclues des statistiques policières : 250 000 mesures, comme l’affirme le journaliste Mathieu Aron, dans Gardés à vue (Les Arènes, à paraître jeudi 28 janvier), qui lance la polémique ? 150 000, selon les estimations du contrôleur général des lieux de privation de liberté, Jean-Marie Delarue ? Le chiffre des GAV reste tabou.


« Nous sommes en train de les recompter », affirme au « Monde », Frédéric Péchenard, directeur général de la police nationale, qui admet l’existence de cette lacune.


Dans l’incapacité de donner un chiffre précis, il indique cependant que les gardes à vue routières sont « en forte augmentation depuis deux ans ». Elles s’expliquent par une plus grande sévérité de la répression des délits routiers. Il s’agit des conduites sous l’emprise de l’alcool ou de stupéfiants, des conduites sans permis ou des récidives de très grande vitesse.


Les conditions de ces GAV sont identiques aux autres (24 heures, éventuellement prolongées à 48 heures, possibilité de consulter un médecin, de faire appel à un avocat…) à une différence près : les GAV routières peuvent être précédées d’un placement en cellule de dégrisement…


La révélation de cette comptabilité pour partie dissimulée des gardes à vue intervient en pleine polémique sur un recours excessif, en France, de ces mesures comme en témoigne la parution d’un autre ouvrage, Le Livre noir de la garde à vue, de l’avocat Patrick Klugman (éd. Nova).


Depuis 2001, le nombre officiel de ces GAV a progressé de 72 %, passant de 336 718 à 580 108 en 2009. Mathieu Aron y ajoute 37 500 dans les DOM-TOM qui ne sont pas non plus comptabilisées dans les statistiques nationales. Soit un total de près de 900 000 GAV !


« Nous sommes en terra incognita », admet Alain Bauer, président de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), qui fournit les statistiques policières. « Je ne suis pas sûr que le ministère de l’intérieur sache très bien lui-même ce que recouvrent les gardes à vue », poursuit-il. Un comble quand on sait l’abondance des statistiques utilisées par ce ministère et l’importance qui leur est donnée.


Dans un courrier du 20 janvier adressé à la chancellerie qui demandait des explications sur le nombre précis de GAV routières, M. Bauer se déclarait impuissant : « Ces mesures ne sont pas comptabilisées, écrit-il, puisque aucun index [dans le tableau de bord de l’activité policière]ne correspond à ce type d’infractions. »


Or, ajoute M. Bauer, « la hausse des interpellations pour ce type de délits nécessiterait une meilleure prise en compte de ces mesures et ce d’autant plus que celles-ci pèsent assez lourdement dans l’activité judiciaire des services de police et des unités de gendarmerie ».


Rien que chez cette dernière, le nombre de GAV liées aux délits routiers serait, selon des estimations officieuses de la direction générale de la gendarmerie citée par Mathieu Aron, « compris entre 130 000 et 160 000 ».


Jean-Marie Delarue a tiré la sonnette d’alarme le premier, fin décembre 2009, ce qui a conduit la chancellerie à s’interroger. « Dans les gendarmeries, il y a deux registres, l’un pour les délits routiers, l’autre pour les gardes à vue, explique aujourd’hui M. Delarue. Il n’y a pas cette différence pour la police, mais les délits routiers ne sont pas recensés comme les autres. Au vu de ce que nous avons pu constater dans une cinquantaine de locaux, j’estime à environ 25 % de gardes à vue supplémentaires pour des délits routiers, non comptabilisées dans les statistiques. »


Les GAV routières, « ça sert à retenir des personnes contre leur gré le temps d’avoir des résultats d’analyse [d’alcoolémie et de stupéfiants] et leur permettre de faire valoir leurs droits », justifie M. Péchenard, en citant un arrêt de la Cour de cassation de 2003 « qui nous impose, dit-il, ces GAV ».


La même année, la Cour de cassation estimait néanmoins qu' »aucune disposition légale n’impose à l’officier de police judiciaire de placer en garde à vue une personne entendue sur les faits qui lui sont imputés dès lors qu’elle a accepté d’être immédiatement auditionnée ».


M. Delarue voit une autre explication à ce recours important aux GAV routières. « Il n’y a pas d’investigations à faire, c’est un dossier bouclé d’avance, affirme-t-il. Et un moyen de faire monter le taux d’élucidation. Un délit routier est une infraction vite élucidée. » Une pression statistique que des policiers dénoncent aussi.


Aujourd’hui, M. Péchenard se dit « ouvert à des aménagements ». « Nous ne sommes pas des acharnés de la GAV », souligne-t-il. Cette nouvelle polémique intervient au moment où la GAV est un des enjeux de la réforme de la procédure pénale, qui prévoit une plus grande présence de l’avocat pendant la mesure. Mais les estimations de coût de la future réforme ne sont pas les mêmes pour 580 000 GAV que pour 900 000.


Le Monde organise dans ses locaux, mercredi 27 janvier de 18 heures à 20 heures, un débat sur le thème « La garde à vue, cette exception française », avec le vice-bâtonnier de Paris, Jean-Yves Leborgne, l’avocate Françoise Cotta et le commissaire Richard Srecki, chef de la sûreté départementale du Val-de-Marne
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source : LeMonde.fr
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