Le statut pénal du chef de l’Etat devant la Cour de cassation

Abdoul Aziz Thiam ne s’est pas rendu compte tout de suite dans quel guêpier il s’était fourré. Le Sénégalais avait trouvé une astuce avec six copains pour récupérer les coordonnées de 48 comptes bancaires et avait revendu au prix fort au moins 148 téléphones avec leur abonnement. Le malheur, c’est que parmi les comptes piratés en 2008, il y avait celui du président de la République, Nicolas Sarkozy, délesté de deux fois soixante euros, et de ceux de deux membres de sa famille.

 

L’indélicat a été condamné à un an de prison, ramené à huit mois ferme en appel, et doit dédommager le chef de l’Etat, qui s’était constitué partie civile. Mais le président en avait-il le droit ? Il bénéficie d’une immunité pendant son mandat, mais peut-il à son tour porter plainte ? Nicolas Sarkozy ne s’est pas embarrassé de ces subtilités et a multiplié les plaintes, contre Mediapart ou dans l’affaire Clearstream. L’assemblée plénière de la Cour de cassation, saisie de l’affaire Thiam, devait se pencher vendredi 1er juin sur ce délicat point de droit – hasard du calendrier, juste après l’élection présidentielle.

 

Et pour l’avocat général Xavier Salvat, il n’y a une difficulté. De son côté, François Hollande, s’il veut réformer le statut pénal du chef de l’Etat, n’a pas totalement tranché la question : il a annoncé que le Président serait « un citoyen comme les autres » pour les faits commis avant son élection mais n’a rien dit des piratages bancaires pendant son mandat.

 

Merci à Jacques Chirac

 

Le statut pénal, mais aussi civil et administratif du chef de l’Etat, doit beaucoup à Jacques Chirac : l’ancien président, condamné après son mandat à deux ans de prison avec sursis, a permis une avancée décisive du droit, entérinée en 2007 dans l’article 67 de la Constitution, sur la base d’une décision de la Cour de cassation (l’arrêt Breisacher, du 29 novembre 2001). Sauf cas de haute trahison, le président de la République ne peut être poursuivi pour les actes commis dans l’exercice de ses fonctions : c’est son inviolabilité. Il bénéficie par ailleurs d’une immunité juridictionnelle pour les actes commis en dehors de sa qualité de président. « Il ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, ordonne la Constitution, être requis de témoigner, non plus que faire l’objet d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite. » La prescription est logiquement suspendue pendant la durée de son mandat,.

 

Mais ce statut « ne concerne que la position défensive du chef de l’Etat, relève l’avocat général, dans son avis signé du 14 mars 2011 et qui devait être développé vendredi devant la Cour de cassation. Il n’est rien dit de la position offensive du président de la République, celle dans laquelle il se place volontairement en qualité de partie civile ». D’ailleurs, « aucune disposition constitutionnelle ne limite son droit d’agir », reconnaît le haut magistrat.

 

La 15e chambre du tribunal correctionnel de Nanterre, présidé par Isabelle Prévost-Desprez et chargée de juger Thiam et ses complices, avait pourtant été prise d’un doute. La constitution de partie civile de Nicolas Sarkozy avait été déclarée recevable lors du jugement du 7 juillet 2009, mais le tribunal avait sursis à statuer sur les demandes du chef de l’Etat jusqu’à l’expiration d’un délai d’un mois après la fin de son mandat – soit le 15 juin prochain. La Cour d’appel de Versailles, le 8 janvier 2010, avait au contraire estimé que les prévenus devaient sans délai verser les dommages et intérêts à toutes les victimes, soit, pour Nicolas Sarkozy, un euro pour le préjudice moral et 2500 autres pour les frais de justice.

 

La Cour avait raison, estime Me Emmanuel Piwnika, qui défend les intérêts de l’ancien président devant la Cour de cassation. « Par définition, il doit être possible pour le président de se constituer partie civile devant n’importe quelle juridiction, rien dans son statut ne le lui interdit. Et c’est du bon sens : est-ce que le fait que Nicolas Sarkozy soit partie civile a changé quoi que ce soit à l’affaire ? »

 

L’avocat général, de son côté, a adopté un raisonnement très proche de celui du tribunal de Nanterre. Il réclame la cassation de l’arrêt de Versailles sur deux moyens, soulevés par Me Frédéric Rocheteau, l’avocat de Thiam. L’un de pure procédure, l’autre sur le fond. Un troisième moyen, sur « le zèle manifeste » du procureur de Nanterre, Philippe Courroye, et du procureur général de Versailles, qu’on ne pouvait que relever, a été écarté : Xavier Salvat estime qu’on ne peut pas reprocher au parquet local « d’avoir fait diligence » et « d’avoir mis en œuvre des moyens d’enquête inhabituels » pour résoudre une affaire qui intéressait fort l’Elysée.

 

L’égalité des armes

 

Sur le fond, le haut magistrat se demande si « la protection particulière dont bénéficie le président de la République a rompu l’égalité de traitement des parties » : c’est le principe de « l’égalité des armes », cher à la Cour européenne des droits de l’homme, qui « fait partie des règles du procès équitable ». Comme la Cour de Strasbourg, l’avocat général raisonne in concreto, c’est-à-dire dans ce cas précis, et non au niveau des principes généraux. Abdoul Aziz Thiam n’aurait effectivement pas eu le droit de faire entendre le président ou de l’attaquer pour dénonciation calomnieuse. La Convention européenne des droits de l’homme permet à chacun d’interroger les témoins à charge, mais à condition que l’accusation ne s’appuie que sur les déclarations de ce témoin, ce qui n’était pas le cas dans l’affaire Thiam. Et pour poursuivre une partie civile en dénonciation calomnieuse, il faut d’une part que ce soit elle qui ait engagé les poursuites – or, dans l’affaire, c’est le parquet et pas Nicolas Sarkozy et d’autre part que les faits dénoncés aient été déclarés faux, ce qu’Abdoul Aziz Thiam s’est sagement gardé de prétendre.

 

En somme, le statut du chef de l’Etat a « été indifférent au déroulement de la procédure », note l’avocat général. En revanche, « on pourrait se trouver en présence d’une difficulté sérieuse dans le cas particulier d’une poursuite pénale qui reposerait, pour une part essentielle, sur des accusations ou sur la production de preuves émanant directement du président de la République », prévient le magistrat.

 

La théorie des apparences

 

Reste un autre problème, « le pouvoir de nomination des magistrats par le chef de l’Etat est-il de nature à porter atteinte à l’indépendance et à l’impartialité de la juridiction ? » C’est « la théorie des apparences » de la Cour européenne. Il ne suffit pas que les juges soient impartiaux, il faut qu’ils en donnent l’apparence. Or, c’est bien le président de la République, sur proposition du garde des sceaux et après avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature qui nomme les magistrats du siège (sans parler des membres du parquet). Qu’ils soient indépendants importe peu. « Le fait que l’une des parties à l’instance soit le président de la République, dont dépend l’avenir professionnel des magistrats qui doivent décider de la cause crée structurellement une situation qui paraît incompatible avec le respect des règles d’un procès équitable », relève l’avocat général. Ainsi Nicolas Sarkozy étant « à la fois partie civile et autorité de nomination », le tribunal pouvait juger de l’action pénale – condamner les prévenus – mais pas de l’action civile – verser des dommages et intérêts au président de la République : précisément ce qu’avait décidé le tribunal de Nanterre.

 

Franck Johannès

source : LeMonde.fr
Partagez :