La justice d’exception, une tradition française

Par Franck Johannès.

La justice d’exception, dont l’état d’urgence n’est qu’une variante juridique, fait partie intégrante de l’histoire républicaine. Elle est même « une institution centrale du système punitif et pénal français », considère la politiste Vanessa Codaccioni, auteur de Justice d’exception (CNRS éditions, 2015). Les tribunaux d’exception, et le plus fameux d’entre eux, la Cour de sûreté de l’Etat, ont laissé la place aux « juridictions spécialisées », notamment dans le dispositif antiterroriste, qui en ont gardé les principales caractéristiques.

Sous la monarchie, la « justice retenue » est exercée directement par le roi ou ses agents. Voltaire lui-même en fait deux fois les frais et passe onze mois à la Bastille en 1717 à cause d’une satire désagréable pour le régent. Sous la Révolution, la justice d’exception s’incarne dans les commissions militaires, les tribunaux criminels militaires, les conseils de guerre du Directoire ou le tribunal révolutionnaire de 1793. La seconde Restauration met en place des cours prévôtales présidées par un colonel, le Consulat et l’Empire mobilisent des commissions militaires ; les conseils de guerre et des commissions mixtes siègent ensuite sous le second Empire.

Multiplication des juridictions
Après une accalmie sous la IIIe République – la Cour de justice sénatoriale s’avère incompétente pour juger Marcel Cachin, l’un des fondateurs du PCF, dans un arrêt de 1923 qui marque l’échec de l’exécutif à éliminer son opposition politique –, les juridictions d’exception réapparaissent sous Vichy. Avec les sections spéciales pour les communistes et les anarchistes, la cour martiale de Gannat, qui condamne à mort les militaires de la France libre, la cour suprême de Riom, pour les politiques. Le Tribunal d’Etat et les cours martiales se succèdent ainsi pendant quatre ans.

La Libération prend le relais avec des juridictions spécialisées dans l’épuration, qu’il s’agisse de cours martiales des FTP et FFI ou des cours de justice, des chambres civiques et de la Haute Cour de justice, toutes instituées en 1944. C’est cependant la guerre d’Algérie qui instaure le plus grand éventail de juridictions exceptionnelles. Le Haut Tribunal militaire, puis le Tribunal militaire spécial, suivi de la Cour militaire de justice, les cours martiales d’Alger et d’Oran, le Tribunal de l’ordre public, ou les tribunaux permanents des forces armées, compétentes dès la loi d’état d’urgence de 1955 pour les atteintes à la sûreté de l’Etat.

Cette multiplicité de juridictions doit se comprendre « comme un effort continu de rationalisation de la politique d’exception étatique », observe Vanessa Codaccioni. Si leur diligence à traiter les affaires ou leur manque de sévérité déplaît au pouvoir central, elles sont remplacées par des juridictions plus efficaces. Le Haut Tribunal militaire est ainsi supprimé pour son incapacité à condamner à mort le général Salan, et immédiatement remplacé par la Cour militaire de justice.

Bras judiciaire du chef de l’Etat

Toutes ces juridictions ont été mises en place en vertu des pouvoirs du président de la République, par application de l’article 16 de la Constitution pour le Haut Tribunal militaire ou du Tribunal militaire spécial, ou par le référendum de 1962 pour la Cour militaire de justice. La justice d’exception est bien le bras judiciaire du chef de l’Etat. « Souvenez-vous toujours de ceci, disait le général de Gaulle en 1963 à son garde des sceaux, Jean Foyer. Il y a d’abord la France, il y a ensuite l’Etat et enfin, dans la mesure où il est possible de préserver les intérêts majeurs des deux premiers, il y a le droit. »

La Cour de sûreté de l’Etat, qui clôt la série de juridictions de la guerre d’Algérie, est la matrice de ce droit d’exception. Bras armé du gouvernement, elle est créée en 1963, en plein état d’urgence, pour juger des crimes de l’OAS, alors même que « les grands chefs séditieux » ont tous été déjà condamnés. C’est que la Cour a un autre objet : transposer en temps de paix les techniques judiciaires du temps de guerre, afin de légaliser la raison d’Etat, en écartant le juge judiciaire. « En France, la caste des juges a toujours été moralement incapable de juger des menaces contre l’Etat », disait de Gaulle (Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Fayard).

La Cour de sûreté a été supprimée en 1981, mais ses caractéristiques sont venues insensiblement s’inscrire dans le code pénal, contre le terrorisme : la centralisation à Paris, un tribunal spécifique, la cour d’assises spéciale, la garde à vue de six jours, les perquisitions de nuit et des juges « spécialisés », les juges antiterroristes. Qui, comme les conseillers de la Cour de sûreté, touchent une indemnité spéciale et disposent d’infractions spécifiques assez larges, comme l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste.

 

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