La criminologie adoubée sous le sceau du sarkozysme ?

La criminologie doit-elle devenir une discipline universitaire à part entière ? C’est la question qui agite le milieu depuis l’officialisation par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche de la prochaine institutionnalisation de la discipline. Les services de Laurent Wauquiez ont annoncé mardi qu’un arrêté créant une section de criminologie au sein du Conseil national des universités (CNU), l’instance qui gère les carrières et promotions des enseignants-chercheurs, sera «publié prochainement».

 

D’un côté, les partisans de la mesure défendent l’aboutissement d’un processus de longue date qui doit permettre d’améliorer la recherche en criminologie. De l’autre, les opposants dénoncent un projet piloté par un proche de Nicolas Sarkozy, Alain Bauer, auquel on reproche sa vision sécuritaire de la discipline. Le point sur l’affaire.

 

Quels sont les arguments des défenseurs du projet ?

 

L’autonomisation de la discipline doit lui donner plus de lisibilité. Selon Le Monde, «130 diplômes avec une spécialité de criminologie sont délivrés dans une quarantaine d’universités dont plus de 70 masters et 57 diplômes d’université». Autre objectif avancé: faire comme les autres. Du côté du ministère, on explique ainsi que «la France soutient mal la comparaison avec les Etats qui ont reconnu la formation en criminologie de même que la profession de criminologue: Canada, Allemagne, Angleterre (où la discipline est pleinement reconnue depuis 50 ans), Belgique, à titre d’exemples». Le criminologue Alain Bauer, qui vilipende la frilosité du monde universitaire, souhaite «que la criminologie, après plus de 50 ans de bataille, trouve enfin sa place et sorte la France de son isolement parmi toutes la nations développées».

 

Comment a réagi le monde universitaire ?

 

Très froidement. Dans un texte publié le 8 mars, la commission permanente du CNU dénonce «la représentativité très étroite des porteurs du projet», dont la «doctrine de sécurité globale ne semble pas représenter le champ scientifique dans sa diversité». Pour elle, «la création d’une telle section suit une voie politique, étrangère à toute démarche scientifique». Elle fustige aussi la méthode du ministère, jugeant n’avoir pas été consultée mais simplement «reçue» pour être «informée» de décisions déjà prises.

 

Sur le fond, les opposants au projet estiment que la criminologie ne peut être considérée comme une discipline autonome. Une déclaration signée par 70 universitaires rappelle qu’«en un siècle d’existence, la criminologie n’a en effet jamais été autre chose qu’un champ d’étude au croisement de nombreuses disciplines». Les signataires dénoncent aussi «l’instrumentalisation de la criminologie à des fins politiques qui vise à apporter une pseudo-caution scientifique à une politique pénale à la dérive (multiplication d’injonctions de soin ou de traitement et de mesures de sûreté, diagnostics de dangerosité précoce, recherche du risque zéro)». Enfin, ils critiquent «une vision déformée de la criminologie pratiquée à l’étranger (…). Les chercheurs ou les enseignants en criminologie ont tous une discipline de rattachement. Ils sont d’abord juristes, sociologues, politistes, médecins ou démographes avant d’être criminologues».

 

Les universitaires ne sont pas les seuls à protester. L’association française de criminologie, il y a un an, avait elle aussi dénoncé les orientations du projet, les jugeant biaisées idéologiquement: «La criminologie n’a rien à voir avec la stratégie ou la science de la guerre.» Un angle d’attaque repris par le Cesdip, pour qui la vision d’Alain Bauer a tendance «à considérer que la moindre infraction (de l’absentéisme à l’école à la délinquance sexuelle ou routière) est partie d’un ensemble plus vaste, celui du terrorisme international.»

 

Pourquoi Alain Bauer fait-il polémique ?

 

L’homme cristallise une bonne partie des critiques. Les universitaires ne sont pas opposés à un débat sur la manière dont la criminologie est pratiquée en France, mais ils partent au quart de tour dès que le nom d’Alain Bauer est prononcé. «Criminologue autoproclamé», «ami du pouvoir», c’est peu dire que Bauer souffre d’un déficit de légitimité. Le sociologue Laurent Mucchielli lui reproche notamment de publier «des livres à tour de bras» mais de n’avoir «jamais soutenu le moindre doctorat en sciences sociales ni réalisé la moindre recherche empirique». L’association pour la qualité de la science française évoque de son côté «un projet qui semble surtout motivé par le souci d’une minorité d’obtenir ainsi une reconnaissance institutionnelle et scientifique que la communauté universitaire ne lui accorde pas.» On se souvient que sa nomination en 2009 à la tête de la nouvelle chaire «Criminologie» du Conservatoire national des arts et métiers avait déjà déclenché une vive polémique.

 

Transfuge de la gauche (tendance Rocard et Valls), Alain Bauer est très lié à la franc-maçonnerie. Il a été grand maître du Grand Orient de 2000 à 2003, avant de se rapprocher de Nicolas Sarkozy, alors au ministère de l’Intérieur. Il devient son conseiller aux questions de sécurité. En 2003, il est nommé à la tête de l’Observatoire national de la délinquance, fonction qu’il occupe toujours. Depuis, d’autres missions lui ont été confiées, notamment un rapport sur le contrôle des fichiers policiers, ou encore au sein de la Commission nationale de la vidéoprotection. Une nomination qui n’a pas manqué de susciter des accusations de conflit d’intérêts, puisque Bauer est aussi le fondateur d’une société de conseil, AB Associates, qui offre ses services aux collectivités locales en matière de vidéosurveillance.

 

Dans une note publiée sur son blog, Laurent Mucchielli égratigne aussi «la bande à Bauer», un petit comité qui pousse pour l’autonomisation de la criminologie, et dont les membres sont très marqués politiquement. On y trouve ainsi Xavier Raufer, ancien d’Occident, et Yves Roucaute, l’universitaire auteur du fameux discours de Claude Guéant sur les civilisations. En 2008, le trio s’était fendu d’un texte intitulé «Une vocation nouvelle pour la criminologie». Quatre ans plus tard, leur projet est en passe d’aboutir.

 

SYLVAIN MOUILLARD

source : Libération.fr
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