Jean-Jacques Urvoas : « Sarkozy propose de réhabiliter la lettre de cachet »

Pour le garde des Sceaux, la Déclaration des Droits de l’Homme « n’est pas un chiffon ». Il dénonce la « violence des mots » de l’opposition et les « chimères » sécuritaires depuis la tuerie de Nice. Il réplique aussi aux accusations de dysfonctionnement de la justice après l’attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray.

L’attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray a été commis par un jeune homme fiché S et par un autre sous contrôle judiciaire et portant un bracelet électronique. Le Premier ministre, Manuel Valls, parle d' »échec ». La justice est-elle mise en cause par ces événements ?

Evidemment pas. Ni ma conception de mes fonctions de garde des Sceaux ni mon envie ne m’incitent à commenter des enquêtes en cours, et je fais la différence entre un échec et une faute. Il est arrivé un terrible drame. Qui pourrait considérer qu’il ne s’est rien passé ? C’est le moindre des devoirs des responsables publics que de chercher comment faire pour que cela ne se reproduise pas. Ma tâche est d’identifier les éventuels dysfonctionnements dans nos mécanismes judiciaires. Or il semble que les procédures aient été respectées et que les soupapes de protection aient fonctionné, notamment le principe de collégialité – avec trois magistrats en appel de la décision d’un premier –, la responsabilité du parquet, etc.

Personne n’imagine que les magistrats associés à cette décision ne soient pas en train de réfléchir à la façon d’exercer leur rôle au vu de ce qui s’est passé. Mais l’acte de juger doit demeurer personnalisé. Les magistrats ne peuvent être des distributeurs aveugles et automatiques de peines. C’est la spécificité d’une ­justice démocratique, mais aussi humaine.

Si ce n’est pas une faute, est-ce une erreur ? Une erreur humaine ?

Je m’interdis, en tant que garde des Sceaux, de commenter les décisions. Les magistrats ne sont ni laxistes ni rigoristes. Ce sont avant tout des professionnels rigoureux et consciencieux qui ont besoin d’être préservés du tumulte de la foule, qui ont besoin de sérénité, et doivent être impartiaux. Par ailleurs, la privation de liberté ne relève pas de l’exécutif. C’est un débat important mais compliqué. Je me rends bien compte qu’il ne rencontre pas d’écho. Quand je sors de la chancellerie ou du monde du droit, je réalise que les termes « Etat de droit » sont pour la plupart de nos concitoyens des mots éteints, pas très concrets.

Aussi, c’est mon côté prof : je dois expliquer que l’alternative à l' »Etat de droit » est ce que les juristes nomment un « Etat de police ». Ce serait le fait du prince. Il pourrait décréter selon ses humeurs, ses envies, ses obsessions ou ses pulsions ce qui doit conduire à une privation de liberté. Un Etat de droit, c’est l’opposé de cela, en particulier grâce à la séparation des pouvoirs.

Chaque attentat semble mettre en évidence des failles ou des angles morts dans le suivi des terroristes en France. L’affirmation selon laquelle le garde des Sceaux ou le gouvernement ne sont pas compétents pour les régler sera bientôt inaudible…

C’est là que mon inquiétude est grande. Relisez tout ce qui a été écrit aux Etats-Unis après le 11-Septembre, notamment par George W. Bush, et vous allez vous rendre compte combien ces mots sont ceux qu’on lit aujourd’hui en France : utilisons n’importe quel moyen contre le terrorisme ! Garantissons une protection absolue ! Un risque zéro est possible ! Balivernes !

Quand on porte une parole publique, on ne peut pas construire des chimères. Il faut assumer la réalité de la situation et l’efficacité de l’action. Quand les Américains font le Patriot Act, arrêtent-ils tout danger dans leur pays ? La réponse est non. Est-ce que Guantánamo les a protégés ? L’imprécation n’a jamais fait reculer aucun candidat à l’attentat-suicide.

A l’inverse de cette dérive funeste, en France, c’est avant l’attentat contre « Charlie Hebdo » que nous avons commencé à adapter notre arsenal juridique. Nous avons conçu des dispositions qui respectent la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Ce n’est pas un chiffon de papier. Ce que l’on nomme l’Etat de droit n’est pas un état d’impuissance, c’est notre protection.

Allez-vous changer de regard pour évaluer le danger que constituent des personnes suivies par la justice, qu’elles soient aujourd’hui en liberté, sous contrôle judiciaire ou bien en détention ?

Les critères d’évaluation de la dangerosité des individus placés sous main de justice vont évoluer. Il faut cependant toujours apporter la preuve de leur nocivité, sinon ce serait une appréciation arbitraire. Et, pour lancer ces évaluations, il nous faut trouver des évaluateurs… C’est un chantier qui aboutira à la fin du mois de septembre.

Concernant les prisons, nous estimons qu’il y a en détention 1.700 personnes radicalisées, en plus de celles qui le sont pour terrorisme. Certains ont pu se radicaliser à l’intérieur même des prisons. Ces personnes sont réparties dans 27 établissements dans toute la France. A partir de la rentrée, nous allons donc développer un programme de lutte contre la radicalisation dans ces 27 établissements jugés sensibles.

De même, nous allons accroître nos efforts en matière d’aumônerie musulmane, pour laquelle le budget atteindra 1,2 million d’euros en 2016, ce qui en fait la première structure religieuse. Dorénavant, 196 aumôniers musulmans œuvrent dans nos prisons. Nous avons créé des binômes avec des éducateurs et des psychologues, qui pourront participer à ce programme.

(Aï Barreyre)

Et le renseignement pénitentiaire ? Il aurait dû entrer en action après le vote des derniers textes…

A ce stade, 186 personnes sont affectées au renseignement pénitentiaire sur l’ensemble du territoire – dont 15 au sein de l’administration pénitentiaire ­centrale –, mais nous devons construire tout un service ! Lorsque le ministère de l’Intérieur a rebâti le SCRT [Service central du Renseignement territorial, NDLR], cela a pris du temps, alors qu’il pouvait s’appuyer sur ce qui existait auparavant, comme la DST, les RG ou la DCRI [Direction centrale du Renseignement intérieur, devenue la DGSI].

Ici, nous ne partons d’aucune expérience, sinon celle de l’état-major de sécurité de l’administration pénitentiaire, créé en 2003. Un préfigurateur sera nommé au 1er septembre pour que nous disposions à la fin de l’année d’une doctrine d’emploi. Des questions sensibles seront tranchées : les agents du renseignement pénitentiaire seront-ils connus ou non au sein des établissements ? Cela peut être utile pour recueillir des informations mais problématique pour leur sécurité dans les coursives. Le bureau du renseignement pénitentiaire (BRP) sera en action au 1er janvier 2017.

Ces lois et ces mesures que vous nous annoncez sont-elles censées être le contraire de la « pensée magique » que vous dénoncez chez Nicolas Sarkozy ?

Je le crois. J’essaie de ne pas faire naître des utopies. C’est une position difficile dans une période où l’on veut se raccrocher à des certitudes. Il faut faire le maximum et ne pas mentir. Je préfère le « parler vrai » à la « pensée magique ».

Nicolas Sarkozy peut-il être un garant de l’Etat de droit ?

Je n’ai pas de raison d’en douter, mais je suis frappé de voir qu’il se laisse aller à des facilités auxquelles il ne croit pas lui-même, j’en suis convaincu. Il devrait savoir que le terrorisme a toujours été vaincu par les armes de la démocratie et jamais avec celles de ses adversaires. Quand on a été chef de l’Etat et ministre de l’­Intérieur, on a un devoir de pédagogie, pas d’enfumage. Les fiches S, par exemple, c’est « S » comme suspect, pas « C » comme coupable. En proposant d’enfermer sans preuve ni décision juridique, Nicolas Sarkozy propose de réhabiliter la lettre de cachet.

L’union nationale n’existe plus ?

Nous avons légiféré quatre fois contre le terrorisme. Chaque fois, l’exécutif a estimé que ce sujet méritait, sinon l’union nationale, du moins le consensus le plus large. Nous avons proposé ce chemin à l’opposition, et à chaque fois les textes ont été votés par une majorité qui dépassait la gauche. Chacun a accepté des éléments qui n’étaient pas dans ses propositions initiales. Cela n’a pas été le cas ces derniers jours, notamment la nuit durant laquelle l’Assemblée nationale a débattu de la procédure de l’état d’urgence.

Personnellement, j’ai été fort mal à l’aise en raison de la violence des mots entendus. Pour nous, responsables politiques, les mots sont des armes. Il faut en mesurer la portée. Soyons concrets. Si je reviens à la question de l’idée de centre de rétention pour tous les fichés S, je demande : « Où sont ces centres ? Gardés par qui ? Pour combien de temps ? Quel est le projet ? Ouverts immédiatement ? »

Faut-il rappeler que nos prisons sont aujourd’hui surpeuplées, de manière hors norme ? Dans les huit maisons d’arrêt d’Ile-de-France, par exemple, il y a un taux de surpopulation carcérale de 167%. Cette proposition de centre de rétention est un trou noir ! Si nous franchissons ce pas de l’arbitraire au motif de la lutte contre le terrorisme, c’est un poison qui polluera toutes les procédures de justice.

A plusieurs reprises, Patrick Calvar, le patron de la Direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI), a déclaré être inquiet de la montée en puissance de l’ultradroite face aux attentats. Avez-vous constaté une recrudescence d’activité de ce type de groupuscules ces derniers mois ?

J’ai agencé une réunion avec l’ensemble des procureurs généraux il y a trois semaines, je n’ai pas constaté d’augmentation des procédures engagées ni d’alerte spécifique sur ce sujet. Parmi les personnes fichées S, nous avons beaucoup de gens d’extrême droite violente, par exemple ceux qui partent en Russie pour combattre en Ukraine. Ils sont surveillés, mais il n’y a pas plus de judiciarisation qu’auparavant.

Malgré tout, dans une période de désordre et de grande confusion, je suis inquiet de la violence qui se multiplie, y compris dans les palais de justice quand j’entends des magistrats me dire qu’ils quittent leur tribunal anxieux. Je suis inquiet de la virulence des propos qu’on lit sur les réseaux sociaux. Menaces et vociférations remplacent les arguments.

Vous considérez-vous comme un ministre en état de guerre ?

C’est une formule qu’il faut prendre comme un signal d’alerte, pas comme un moyen de communication. L’Etat ne doit pas agir seul. Nous devons vivre avec cet horizon tragique qui implique nécessairement des adaptations dans nos habitudes de vie. C’est l’action de tous qui fera la victoire.

Propos recueillis par Mathieu Delahousse, Violette Lazard et Julien Martin

Retrouvez l’article sur l’Obs

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