Alain Bernardin-Germain, à l’air libre

Ce trafiquant de drogue multirécidiviste a compris en prison en lisant Rousseau et Hobbes qu’une autre vie est possible – 

Alain Bernardin-Germain est sorti de prison fin 2013, en semi-liberté. Une situation étrange pour lui : il n’en revenait pas. Il avait quarante-huit heures pour se présenter aux juges d’application des peines. Il a failli ne pas y aller. Il réfléchit un instant : «Je crois que j’avais peur. De ne pas être capable de gérer la liberté, les règles que je m’étais fixées.»

Quelques instants avant de l’interviewer, on désespérait de le rencontrer. Une demi-heure qu’on l’attendait dans un café du XIIe arrondissement parisien. On nous avait prévenus : il a perdu son portable, les échanges se font par courriel. Parfois, il vient, parfois, non. Le voilà, enfin, dans un coin, discret.

Sourire aux lèvres, petits yeux confiants cachés derrière ses lunettes, il parle d’une voix douce. Le phrasé est étrange, lent et détaché, presque badin. Alain Bernardin-Germain, 38 ans, purgeait une peine de six ans de prison pour trafic de drogue lorsqu’il a rencontré la journaliste deRue 89 Camille Polloni, dans un centre d’hébergement et de réinsertion. Elle souhaitait suivre le processus, long et compliqué, du retour à l’air libre. A chaque rendez-vous du détenu avec sa conseillère, elle était là, à observer, dans un coin. Elle en a tiré un blog, puis un joli livre, La Lente Evasion. Si actuellement près de 1 700 condamnés vivent en semi-liberté (sur 77 000 personnes écrouées), et si la réforme pénale de Taubira accroît les libérations progressives, jugées plus efficaces que les «sèches», les témoignages sont rares. Alain n’y est cité que par son prénom. On ne voit jamais sa tête. Un anonymat, relatif, pour éviter les remarques des gardiens de prison, de l’administration et des autres détenus.

Aujourd’hui, cela ne le dérange plus de montrer son visage. N’a-t-il pas gardé quelques ennemis ? Il rit : «Si, bien sûr, mais ces gens-là, comme moi, ils ne lisent pas, ils ne regardent pas les infos, ils ne connaissent pas tous ces journaux. Rue89, le Parisien, Libération, ça ne veut rien dire pour nous.» Depuis quelques mois, les médias sont pour l’ex-détenu une terra incognita divertissante, mais il n’est pas dupe, il sait que ce n’est pas son univers. «Il est très curieux de rencontrer d’autres mondes sociaux que le sien», remarque Polloni.

D’origine guadeloupéenne, Bernardin-Germain naît à Bondy, en Seine-Saint-Denis. Son enfance est difficile, son récit est flou. On ne peut que le croire sur parole. Père inconnu, mère qui s’en va aussi, jeunesse brinquebalée entre foyers, familles d’accueil et la rue. «Ce sont les juges des mineurs, les assistantes sociales, les éducateurs dans les foyers, les surveillants en prison qui m’ont élevé», juge-t-il a posteriori. L’ado à peine pubère commence à dealer très tôt, à Nanterre, à 11 ans. «Les « grands » se servaient de nous. Au bout d’un moment, ils en ont marre d’aller en prison. Ils ont besoin d’un pigeon. Tu bosses bien, tu montres que tu es réglo, et tu montes petit à petit en grade.» Il ne se pose pas un instant la question de savoir si ses actions sont moralement répréhensibles. «Le mal, c’est de se faire attraper par la police. Le bien, c’est de s’en sortir.»

Il est régulièrement arrêté, jusqu’à la fois de trop, à 20 ans, où il fait un premier passage en taule. Trois ou quatre suivront, ce n’est pas très clair. Il s’embrouille avec les dates, fait mine d’avoir oublié. A chaque fois, il replonge. La rue, le trafic, la case prison à intervalles réguliers comme au Monopoly, c’est le seul modèle de fonctionnement de société qu’il connaît. «Maintenant, je me rends compte que je gagnais des sommes hallucinantes», raconte-t-il en buvant son café. Le dealer achète des voitures en liquide, loue des appartements dans des jolies villes de banlieue, Maisons-Alfort ou Saint-Germain-en-Laye, loin de la cité de Nanterre où il continue de vendre. Il pense plusieurs fois à arrêter, notamment pour une femme. Il travaille même à côté, pour donner le change. Mais il recommence toujours, conscient que cela finira mal. Il énumère : «Mes anciens amis sont morts pour la plupart. Certains ont été tués, d’autres ont fait des overdoses. Et les autres sont en prison.» Il dit qu’il n’a plus rien. Il sait que le manque d’argent est le plus grand risque qu’il retombe un jour. Son Smic actuel, dans une chaîne de restauration rapide, n’est pas suffisant.

Il espère que les études lui permettront de s’en sortir. Après avoir passé un diplôme d’accès aux études universitaires en prison, l’ex-délinquant entre en deuxième année de psycho, et aimerait travailler un jour en milieu fermé, revenir à la prison, encore. Le chemin est long. «Les détenus sont mal compris. Il y a une certaine forme de détresse. Celui qui n’a pas connu cette condition ne peut pas la ressentir.» Il évoque des suicides ou la détresse des pirates somaliens qu’il a croisés derrière les barreaux. Il le dit comme ça, sans chercher à apitoyer, c’est la vie, ce sont les murs et les barreaux, parfois ça va, parfois c’est vache.

Lors de son dernier passage à l’ombre, il s’est mis à lire, assidûment, Molière, les Mouches de Sartre. Ses yeux s’illuminent : «Je ne sais pas si vous connaissez le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau ou le Léviathan de Hobbes ? J’ai trouvé ça super intéressant, c’est logique ce qu’ils disent.» Il secoue la tête, encore heureux d’avoir découvert cet îlot de savoir qui l’a mené, peu à peu, à un autre monde. Il reprend, doctement : «Je n’étais pas au courant de tout ça. En tant que criminel, on n’est pas un citoyen, on est un individualiste. Maintenant, je considère que je fais partie de la société, d’un groupe, il y a des lois et des règles, même si je ne suis pas forcément d’accord avec.»

Il vit désormais dans un foyer, une chambre de 9 m2, «la taille d’une cellule sauf qu’il n’y a pas de barreaux aux fenêtres, et [qu’il a] les clefs». Au lancement du livre, plusieurs lecteurs sont intervenus pour dénoncer les conditions d’incarcération en France. Il relativise. Il y a passé tellement de temps, c’était devenu sa maison. Il faisait du sport, six heures par jour. Lisait, préparait ses cours, mettait la télé en fond, sans le son. «Il faut surtout éviter la première incarcération car elle en engendrera d’autres. Forcément, on se met à fréquenter les mauvaises personnes, et quand on sort, cela recommence.» Pour Polloni, «son discours peut parfois être déstabilisant. Il ne peut pas être récupéré tel quel par un côté ou l’autre. Il a été, d’une certaine manière, acteur du système carcéral, et il ne veut pas d’un discours tout fait».

Depuis le 17 avril, après une période de conditionnelle, il en a terminé avec la justice, «c’est [sa]vraie date de libération». Une nouvelle vie a commencé, il sait que cela ne sera pas facile. «Jusqu’ici, je n’ai fait que du mal. Je peux faire mieux.» Tout est possible.

En 5 dates:

25 février 1977 :  Naissance à Bondy (Seine-Saint-Denis).

1997 : Première condamnation probable à de la prison ferme.

Fin 2013 : En semi-liberté.

Mars 2015 : Sortie de la Lente Evasion (Premier Parallèle).

17 avril : Libération totale.

Quentin Girard

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