Par Elise RACQUE pour Télérama, Numéro spécial « Croire »
« Pour vous, qu’est-ce qu’une aubergine ? » La question nous est
posée par un médiateur religieux chargé d’interroger les croyances
des Français et Françaises radicalisé(e)s, par ailleurs aumônier
musulman. Avec assurance, nous répondons : « Un légume ! »
Sourire en coin, il corrige : « Faux ! Selon la classification
botanique, c’est un fruit. Il ne suffit pas d’adhérer à une croyance
collective ancienne pour être dans le vrai. Avec cet exemple, je me
mets d’accord dès le début avec les personnes que j’accompagne : je
leur fais prendre conscience que l’on peut croire à 100 % une idée,
et pourtant se tromper. Ce principe acquis, le débat est possible. »
Cette astuce sera la seule qu’il nous dévoilera, et il gardera
l’anonymat pour préserver son travail – nous l’appellerons donc
Abdelkader. Le dispositif qui l’emploie a été lancé sans publicité par
l’administration pénitentiaire fin 2016, en même temps que le
centre de déradicalisation pilote de Pontourny (Indre-et-Loire). Son
nom : Rive, pour « Recher che et intervention sur les violences
extrémistes ». Composée, en plus d’Abdelkader, de quatre
éducateurs, deux psychologues et un psychiatre, l’équipe a
accompagné pendant deux ans, hors de prison, douze hommes et
dix femmes d’Ile-de-France. Parmi eux, dix-huit sont ou ont été
poursuivis pour association de malfaiteurs en relation avec une
entreprise terroriste. Six sont allés en Syrie.
Rive a résolument pris le contre-pied du centre de déradicalisation
de Pontourny, fondé sur le volontariat et la prise en charge
collective, fermé au milieu de l’été 2017 après un constat d’échec.
Conçu par des chercheurs (psycho-criminologues, islamologue…) en
coopération avec les services pénitentiaires d’insertion et de
probation (Spip), le programme préconise un accompagnement
individualisé, l’idée étant d’éviter tout contact entre les personnes
suivies. Toutes participent à Rive par obligation judiciaire. Ici, on ne
parle pas de « déradicalisation », mais de « désengagement de la
violence extrémiste », et on privilégie une approche par le «
mentorat » : les référents sont joignables par SMS et préfèrent aux
entretiens solennels les confidences moins formelles. « Passer de la
contrainte judiciaire à l’adhésion suppose de sortir des cadres
classiques », revendique Frédéric Lauféron, directeur de
l’ Association de politique criminelle appliquée et de réinsertion
sociale (Apcars), qui a chapeauté le projet.
Abdelkader†∫†“Il†faut†montrer†qu’on†n’est†pas†dans†le†jugementÆ”
La confiance se noue avec le temps, dans l’intimité d’une
promenade parmi les arbres de Fontainebleau, lors d’une course
pour gravir les marches de la basilique du Sacré-Coeur ou d’une
visite à Verdun sur les traces d’un grand-père soldat de la Première
Guerre mondiale. « Le facteur temps est très important, appuie
Abdelkader. Il faut montrer qu’on n’est pas dans le jugement,
même face à des situations judiciaires graves. »
Si la dimension religieuse de ce type de dispositif n’était pas une
évidence il y a quelques années, elle est désormais considérée
comme une priorité, au même titre que l’accompagnement
psychologique et social. Le réseau européen de sensibilisation à la
radicalisation (Radicalisation Awareness Network, RAN) conseille
ainsi dans son rapport de 2017 le recours à un « expert en théologie
». Le défi qui attend ces experts est de taille. Comment insérer un
sens critique dans une foi vécue non pas comme une spiritualité
ouverte à l’altérité mais comme une certitude idéologique ? « On ne
passe pas par un contre-discours frontal, mais par un dialogue sur
les textes de référence de l’islam. Nous y pointons les incohérences
avec l’idéologie djihadiste », souligne Frédéric Lauféron.
Pour mieux comprendre les références religieuses des personnes
suivies, l’équipe Rive a établi un questionnaire. Une tâche délicate
confiée au jeune islamologue Steven Duarte. Ce spécialiste des
courants réformateurs de l’islam rejette la casquette de « l’expert en
radicalisation ». Son but en concevant ce questionnaire : non pas
détruire la religiosité des personnes radicalisées, mais dé cons truire
leur représentation binaire de l’islam en y réinsérant de la
comple xité. « L’objectif est de proscrire toute lecture absolutiste des
textes. Montrer que deux hadiths [commentaires religieux du
Coran, considérés comme “la tradition du Prophète”, ndlr]se
contredisent, c’est montrer qu’il y avait déjà des divergences chez
les anciens, donc qu’il peut y en avoir d’autant plus dans notre
modernité », explique-t-il. Sur le terrain, ce type d’outil ne suffit
évidemment pas pour enrayer l’endoctrinement radical. Abdelkader
s’appli que à resituer les sources de l’islam dans leur contexte
historique. « Daech veut revenir quatorze siècles en arrière, à une
époque où les musulmans cherchaient leur place face aux
polythéistes de La Mecque que combattait Mahomet. J’explique
qu’entre-temps la société a changé ! » En contextualisant les textes,
le médiateur espère rendre leur « autonomie spirituelle » aux
personnes qu’il accompagne, souvent tombées dans l’extrémisme
par mimétisme religieux. Le procédé semble avoir fonctionné avec
Sonia (1). « Avant, j’étais du genre à suivre les discours des autres.
Maintenant, je laisse le Coran me parler à moi-même, et j’utilise
mon cerveau pour retenir ce qui me semble vrai par rapport à la
société d’aujourd’hui », nous confie spontanément cette jeune
femme de 24 ans, qui a entamé son parcours à Rive fin 2017.
Aujourd’hui en attente de jugement, elle revendique une « foi plus
personnelle » qu’il y a un an. « Ma lecture est moins littérale.
Avant, je pensais que la femme était inférieure, qu’elle devait rester
à la maison. Je me mettais plein de freins. Aujourd’hui, je sais
qu’une femme peut être une bonne musulmane tout en vivant dans
son temps. Par exemple, je porte le voile mais je l’enlève si mon
travail le nécessite. »
Abdelkader n’est pas seul à oeuvrer pour reconnecter Sonia à la
réalité contemporaine. Recrutée par Rive, la psycho-criminologue
Nora Letto chasse, elle, les « distorsions cognitives » chères aux
neurosciences. « Nous en avons tous ! rappelle-t-elle dans son
bureau, entourée de manuels épais. Ce sont des interprétations
erronées de ce qui nous entoure. Certaines personnes radicalisées
ne retiennent ainsi dans leur vie que les événements négatifs liés
aux institutions françaises. Cette sélection renforce leur impression
que l’Etat français est un ennemi à combattre. » Ces distorsions
atteignent parfois des schémas de pensée qui remontent à l’enfance
– un sentiment général d’injustice, par exemple. Leur
déconstruction est donc longue.
Nora†Letto¨†psycho≠criminologue†∫†“Certaines†personnes†ont†besoin†de†fonder†leur†vie†sur
des†certitudesÆ”
« Douter, ce n’est pas simple ! poursuit la psychothérapeute.
Certaines personnes ont besoin de fonder leur vie sur des
certitudes : c’est le besoin de clôture. Pour certains, partir en Syrie
signifiait emprunter un chemin tout tracé. On leur offrait une vie
sur mesure : une maison, une femme, une mission. En quittant
cette idéologie qui les rassurait, ils sont confrontés au retour de la
complexité dans leur vie. On fait donc très attention, car la prise de
conscience peut entraîner un écroulement dépressif. » Abdelkader
acquiesce. « Pour eux, c’est un choc, un désenchantement. Quand la
personne se détache de ses références radicales, elle est en
demande de nouveaux repères, et se tourne alors vers nous. Nous
devons répondre à leurs interrogations pour réduire le champ
d’action des enrôleurs qu’ils peuvent côtoyer. » Imane (1) , suivie
par Rive l’an passé, confie ainsi l’importance d’avoir « une personne
calée en religion à disposition jour et nuit, à qui je posais toutes
mes questions ».
Après quelques ajustements entre le programme théorique et les
réalités complexes du terrain, l’équipe de Rive a le sentiment d’avoir
mené à bien sa mission. En deux ans, zéro passage à l’acte. « Des
personnes à risque moyen/élevé en début d’accompagnement
présentent maintenant un risque faible », se réjouit Samantha
Enderlin, qui dirigeait le dispositif. Cette docteur en droit pénal suit
les audiences à venir avec vigilance. « On redoute que des
personnes en attente de jugement, qui ont évolué très positivement,
soient incarcérées et confrontées en prison à des individus ou
groupes véhiculant des théories extrémistes violentes. »
Difficile cependant de déceler un désengagement total de l’idéologie
radicale. « Il n’existe pas de critère scientifique permettant de dire
que le désengagement est atteint », reconnaît Frédéric Lauféron. Le
programme Rive avait toutefois été sélectionné au niveau européen
pour figurer parmi les « quatre meilleurs exemples européens
prometteurs ». Mais début septembre, c’est la douche froide :
l’Apcars perd le marché public qui renouvelle le dispositif pour deux
années supplémentaires. L’accompagnement est suspendu en trois
semaines, l’équipe est licenciée. Qui la remplace ? Un mastodonte
de l’économie sociale et solidaire, critiqué, entre autres, pour la
gestion de son patrimoine immobilier : le Groupe SOS.
L’organisation, dirigée par Jean-Marc Borello – qui préside la
commission d’investiture d’En marche ! pour les élections
européennes –, reprend donc le programme, qui s’étend désormais
à Marseille. D’autres marchés publics devraient suivre pour Lille et
Lyon. « On espère que nos principes de mentorat, de confiance et
de transparence seront respectés », s’inquiètent les anciens de Rive.
« Il n’a jamais été question de contester ce qui a été fait avant ; on
poursuit en apportant notre touche et notre savoir-faire parce que
le projet monte en gamme », assure Jean-Marc Borello dans les
locaux du groupe. Face à lui, Abdelkader hoche la tête. Après la
fermeture de Rive, il a été recruté par Groupe SOS. « Ce que je fais,
c’est au-delà d’un métier. C’est un engagement que je prends à
plein coeur. Quitter la violence extrémiste, c’est complexe mais
faisable. En tout cas, on y croit ! ».