Les rencontres détenus-victimes : le dialogue pour s’apaiser et se reconstruire

Faire dialoguer ensemble des détenus et victimes qui ne se connaissent pas, mais ont pour point commun d’avoir commis, ou subi, le même type d’infraction : c’est le principe des rencontres détenus-victimes, expérimentées depuis 2010 à la maison centrale de Poissy. Une mesure importée du Québec qui a fait des petits en France, jusqu’à présent exclusivement en milieu ouvert.

par Laure Anelli, OIP-SF. (Justice restaurative 3/7)

© Pascal Bastien © Pascal Bastien

« J’étais déjà allé en maison d’arrêt dans le cadre de mon travail. Mais quand vous entrez pour la première fois en maison centrale, c’est quelque-chose… » Alain Ghiloni, aujourd’hui retraité, est éducateur de carrière. Ce jour de 2014, lorsqu’il pénètre pour la première fois dans l’enceinte de Poissy, ce n’est pas pour un rendez-vous avec l’un des jeunes qu’il accompagne, mais pour y rencontrer trois détenus – « des meurtriers » – qu’il ne connaît pas. Alain, dont le fils Fabien a été assassiné en 1995, participe alors à la deuxième session1 de rencontres détenus-victimes (RDV) organisées conjointement par le service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip) des Yvelines et l’Inavem, fédération d’associations d’aide aux victimes. La première avait eu lieu en 2010, dans cette même prison. Une expérience qui reste à ce jour unique en France. Le principe est simple : trois détenus et trois victimes se rencontrent autour d’une table dans une salle spécialement aménagée des parloirs, à raison d’une séance hebdomadaire de trois heures, sur cinq semaines. Les uns et les autres ne se connaissaient pas avant d’intégrer le dispositif, mais ont commis ou subi le même type de faits. Condition essentielle à leur présence, détenus comme victimes participent de façon libre et volontaire à ces rencontres. Ils ne sont pas seuls : deux bénévoles, censés représenter le corps social, participent également aux échanges. Spécialement formés et sans parti pris, ils représentent l’intérêt de la société civile pour les participants et doivent permettre de rompre « l’opposition entre deux groupes potentiellement antagonistes ». Enfin, deux professionnels de la médiation complètent le groupe, afin d’animer et « sécuriser » les discussions, en s’assurant que les règles de fonctionnement soient bien respectées.

Les entretiens préparatoires, étape essentielle

Le « recrutement » des participants s’est fait par le biais de l’Inavem pour les victimes et par celui du SPIP pour les détenus. Chacun a été préalablement reçu seul pour des entretiens préparatoires. « Cette étape est essentielle : se retrouver en face d’auteurs d’infraction peut être extrêmement difficile pour les victimes si cela n’a pas été suffisamment préparé, accompagné en amont. Ces rencontres doivent permettre d’apaiser, pas faire plus de dégâts », met en garde Olivia Mons, de l’Inavem. Ces entretiens servent également à s’assurer que ces personnes ne s’inscrivent pas dans une démarche haineuse ou vengeresse vis-à-vis des auteurs d’infraction qui leur feront face. Du côté des détenus aussi, ils permettent d’évaluer si la personne est prête à intégrer le dispositif. « La condition première est qu’elle ne soit pas dans le déni et reconnaisse les victimes en face d’elle en tant que telles. On essaye aussi d’évaluer si la démarche est authentique. La première façon de s’en assurer, c’est de bien lui expliquer qu’elle n’a rien à y gagner en termes d’aménagement ou de réduction de peine », précise Sophie Ruelland, conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP) présente dès l’expérimentation de 2010 et aujourd’hui pilote des RDV. « Le fait qu’un détenu ait déjà abordé spontanément la question de sa victime avec son CPIP, en s’interrogeant par exemple sur ce qu’elle avait pu vivre, est un bon indice », poursuit-elle. Les personnes détenues sont, comme les victimes, préparées à ce qu’elles vont devoir affronter : « Émotionnellement, ces rencontres sont extrêmement fortes. On se met à nu devant les autres. Quand on est auteur d’infraction, on va avoir à raconter le pire qu’on ait pu faire dans sa vie, l’aspect le plus moche, le plus horrible de soi, de son passé. C’est d’autant plus le cas pour les personnes détenues à Poissy, qui ont généralement commis un crime grave. Cela demande du courage », souligne Sophie Ruelland. Une fois la préparation achevée, CPIP et professionnels de l’aide aux victimes s’effacent et laissent la place aux animateurs. Une surveillance visuelle est assurée par un binôme CPIP-surveillant, « mais on n’entend pas, précise Sophie Ruelland. Ce qui se dit lors de ces rencontres est strictement confidentiel et appartient aux participants ».

Expliquer et comprendre

Lors de la première séance, chaque participant est invité à se présenter et à évoquer les faits qu’il a commis ou subis. À partir de là, le contenu des échanges est libre. Alain Ghiloni arrivait pour sa part avec une idée très précise de ce qu’il voulait exprimer : « expliquer » tout ce qu’il n’avait « pas pu dire au procès », « la douleur, le manque, mais aussi tout ce qu’on avait traversé nous, les proches, les parents, depuis l’assassinat de Fabien, à cause du drame ». « Cela va de la question du don d’organes, à la reconstitution des faits, au procès et au passage devant la Civi2, qui a été pour nous très violent. Et puis il y a l’impact sur le quotidien, les problèmes de santé, de travail… Ma maman est décédée deux mois après le procès, mon beau-père le lendemain de la date anniversaire du meurtre… Quand il a fallu retrouver du travail, ma femme a été confrontée à une employeuse qui lui disait qu’elle était désolée, mais qu’elle ne pourrait pas travailler en face d’elle, qu’elle ne pourrait se détacher de son histoire. Après ça, ma femme a commencé à avoir des problèmes de santé, elle n’a plus jamais travaillé… C’est tout ça aussi, les répercussions du crime. J’avais besoin de leur dire, qu’ils comprennent que nous, on est condamné à perpétuité par ce qu’ils ont fait. » Dans un seul but : « Qu’ils ne recommencent pas. » D’autres victimes y vont surtout pour « comprendre » et combler le manque d’explications ressenti durant le procès, comme en témoigne Yoon dans une vidéo de l’Inavem : le procès d’assises « ne m’a pas apporté les réponses, confie-telle. Ça a juste posé les choses, en disant « OK, vous êtes victime, il est coupable ». (…) Ça ne m’a pas expliqué pourquoi, on ne m’a pas dit « je regrette » (…) J’avais besoin de comprendre qui ils pouvaient être, ce qui faisait qu’à un moment donné dans une vie, on en vient à briser d’autres vies. » La rencontre est aussi l’occasion pour les victimes de questionner les condamnés sur leur quotidien en détention et de lever certains malentendus sur la prison « quatre étoiles ». Quant aux détenus, « au départ, ils disent y aller surtout pour les victimes », résume Sophie Ruelland. Le témoignage de Roméo dans la vidéo de l’Inavem plaide en ce sens : « Ils cherchaient des réponses. Moi, j’étais là pour les aider à les trouver, en m’aidant moi-même aussi. » Les détenus viennent aussi raconter « ce [qu’ils ont] sur le coeur, ce [qu’ils n’ont] pas pu dire », ce qu’ils vivent aussi depuis leur condamnation, la peine et ses répercussions sur leur existence, et notamment la rupture de leurs liens familiaux.

« Moins de culpabilité et plus de responsabilité »

Il y a ce que les participants viennent chercher, et ce qu’ils trouvent, parfois sans s’y attendre. Si Alain Ghiloni dit y avoir trouvé une forme « d’apaisement », les RDV ont permis à une autre victime « se relever », au propre comme au figuré : « Elle s’est redressé physiquement, au fil des rencontres. C’était flagrant ! », s’étonne encore Sophie Ruelland. « Certaines victimes nous ont dit avoir retrouvé confiance en elles, en l’Homme avec un grand H, mais aussi dans les hommes, ceux qu’elles avaient en face eux, et plus largement en la société », abonde Olivia Mons, de l’Inavem. Les RDV semblent être le moyen de dépasser les figures du monstre et de la victime vengeresse, comme de ne plus se réduire soi-même à l’acte commis ou subi. « Ce sont des détenus et des victimes qui entrent, ce sont des personnes qui ressortent », résume Bénédicte Préveaux, CPIP également pilote des RDV. Sophie Ruelland rapporte encore le cas d’un auteur d’infraction qui « s’infligeait des peines supplémentaires depuis son incarcération. Par exemple, il adorait dessiner. Mais pour se punir, il s’obligeait à dessiner de la main gauche, alors qu’il était droitier. En fait, il s’interdisait toute forme de plaisir. À la fin du processus, il a repris son crayon de la main droite ». Aussi, pour la conseillère, les RDV permettent aux détenus d’évoluer vers « moins de culpabilité et plus de responsabilité ». La prise de conscience des dommages causés aux victimes comme les réponses qu’ils doivent leur apporter les aide à évoluer. « Cela leur permet d’assumer et de dépasser l’acte commis pour se réapproprier leur vie. C’est comme ça qu’ils vont reprendre le contrôle dessus et ne pas récidiver. Ça n’efface rien, mais ça solidifie, pour faire face aux difficultés qu’ils pourront rencontrer à la sortie. » Sur les six détenus qui ont participé aux précédentes sessions, aucun n’a récidivé, assure la conseillère. Étant donnés la faiblesse des échantillons et le peu d’années de recul, difficile cependant d’en tirer des conclusions sur l’efficacité de la mesure en termes de prévention de la récidive. C’est néanmoins aussi dans cette optique que le Spip des Yvelines s’était lancé dans l’expérimentation à la fin des années 2000.

Une expérimentation portée par des personnels convaincus

« C’est à François Goetz, à l’époque directeur du SPIP des Yvelines, que l’on doit le dispositif », relate Bathilde Groh, directrice adjointe du service. Ce dernier avait assisté à une conférence sur la justice restaurative organisée par l’Inavem, en 2008. Jean-Jacques Goulet, ancien coordinateur des rencontres détenus-victimes au Québec, y racontait cette expérience. Pour François Goetz, c’est le déclic. Un voyage d’étude est mis sur pied, auquel participent deux CPIP, un cadre et le directeur. Il faut ensuite deux ans à l’équipe pour mettre en place ses premières RDV, avec le soutien rapproché du spécialiste québécois. « Finalement, ces mesures innovantes sont le fruit de la volonté d’une personne, qui a su donner l’impulsion au sein de l’institution, en y emportant toute son équipe », souligne Bathilde Groh. « Ça n’a pas toujours été simple, se souvient Sophie Ruelland. On nous renvoyait qu’on jouait les apprentis sorciers, qu’on mettait en danger les victimes. On était totalement isolés. Les réajustements, on les a fait tout seuls, puisqu’on n’avait même pas matière à comparaison. L’expérience du Canada a été très soutenante. Si on a persisté, c’est parce qu’on était sincèrement convaincus de la pertinence des RDV. » Un cahier des charges a pu être élaboré3facilitant la mise en oeuvre des sessions de 2014 et 2016. La consécration de la justice restaurative dans la loi du 15 août 2014 a néanmoins été accueillie avec soulagement par les équipes. « Elle nous a confortés dans notre pratique et a permis d’impulser une vraie dynamique nationalement, tout en laissant suffisamment de marge aux services pour s’autoriser à réfléchir sur la manière dont ils souhaiteraient l’intégrer à leurs activités », commente Bathilde Groh.

Des rencontres condamnés-victimes en milieu ouvert

L’expérience de Poissy a en effet essaimé depuis 2014, notamment en Ile-de-France. La création, cette même année, d’un service régional de justice restaurative (SRJR) au sein de l’Apcars4, association socio-judiciaire, y est sans doute aussi pour quelque-chose : celui-ci est chargé d’impulser des partenariats afin de renforcer progressivement l’offre de mesures. Ses deux animatrices, Aude Le Roué et Héloïse Squelbut, formées à la méthode portée par l’IFJR, maîtrisent parfaitement le protocole des rencontres, désormais rodé. Quelques Spip se sont lancés à leurs côtés, faisant le choix de décliner la mesure en milieu ouvert, avec des auteurs d’infraction en probation : on parle alors de « rencontres condamnés-victimes » (RCV)5. Le Spip du Val-d’Oise en a organisé trois sessions depuis 2014, sur des affaires de violences volontaires, vol avec violence et braquage. Le Spip du Val-de-Marne s’est lui lancé cette année autour des violences routières. Les principes sont les mêmes que pour les RDV : la démarche doit être volontaire pour victimes comme probationnaires, ces derniers doivent avoir reconnu les faits pour lesquels ils ont été condamnés et ne peuvent attendre de contrepartie à leur participation. Enfin, le contenu des échanges est confidentiel, aucun rapport n’étant fait ni au CPIP référent, ni à l’autorité judiciaire. Seule différence : les rencontres sont coanimées par l’une des animatrices du SRJR et… par un CPIP. « Dans le cadre des RCV, il est animateur, pas CPIP. Pour s’en assurer, la règle est que le CPIP-animateur ne doit avoir aucun des participants en suivi », précise Aude Le Roué.

Une offre encore inégalement répartie

À l’heure actuelle, l’offre est cependant loin d’être uniforme sur le territoire national. Et encore moins s’agissant des rencontres en détention, puisque l’expérience de Poissy reste isolée. « C’est un vrai problème, ne serait-ce que par principe d’équité entre les personnes sous main de justice », souligne-t-on au Spip des Yvelines. S’il faut laisser le temps à la diffusion des pratiques et à la formation des professionnels en France et que certaines lenteurs sont inhérentes aux mesures elles-mêmes – les rencontres sont précédées d’une longue phase de préparation – les professionnels identifient aussi certains « points de blocage ». Principal problème : le manque de « candidats » du côté des victimes. Pour le SRJR d’Ile-de-France, la difficulté provient essentiellement d’un défaut d’information. « Atteindre les condamnés, c’est simple, dans la mesure où c’est un public « captif ». Mais pour les victimes, il y a un vrai problème d’accès à l’information : nous communiquons sur les dispositifs essentiellement par le biais du bureau d’aide aux victimes. Le problème, c’est que seulement 10 % d’entre elles s’y rendent, expliquent Aude Le Roué et Héloïse Squelbut. Et sur ces 10 %, il y a de la déperdition : parce qu’on n’a pas pu les contacter (elles n’ont pas renseigné leurs coordonnées ou en ont changé entre temps) ou parce qu’elles ne sont pas intéressées. » Pour certains, le manque de candidats victimes pourrait aussi être dû au dispositif lui-même. « On a constaté que pour beaucoup de victimes, rencontrer des condamnés qui n’ont rien à voir avec leur affaire a moins de sens que de rencontrer l’auteur de l’infraction dont elles ont été victimes. » Reste que, dans certaines juridictions, plus de 90 % d’entre elles ne sont simplement pas informées qu’elles en ont la possibilité, faute de relais au sein de l’institution judiciaire. Si, d’après l’IFJR, l’offre devrait se généraliser en 2017, avec 33 programmes sur vingt cours d’appel différentes, jusqu’ici, la justice restaurative semblait se développer un peu au gré des personnalités. Alors que la plupart des juridictions s’impliquent, dans d’autres, ses promoteurs rencontrent parfois plus de résistance. Aussi, pour le SRJR d’Ile-de- France, la réticence de certains magistrats s’explique aujourd’hui par l’attente, depuis 2014, d’une circulaire qui doit poser le cadre de la mise en œuvre des mesures de justice restaurative dans les juridictions. Une circulaire à la fois attendue et redoutée par les professionnels du Spip des Yvelines. « En fixant un cadre clair, elle devrait nous sécuriser, nous permettre de sortir de l’artisanal et de parvenir à convaincre plus largement. Mais d’un autre côté, il y a le risque de perdre la marge de manœuvre qui nous avait permis de nous autoriser à faire preuve d’innovation. »

(1) Une troisième session de RDV a débuté à l’automne 2016 et n’était pas terminée au moment où nous écrivions ces lignes, si bien que nous n’avons pu rencontrer ses participants.

(2) Commission d’indemnisation des victimes d’infraction.

(3) Un cahier des charges élaboré avec l’appui de Jean-Jacques Goulet, Catherine Rossi, professeur de criminologie à l’université de Laval au Québec, Paul Mbanzoulou, responsable du département de la recherche à l’Ecole nationale de l’administration pénitentiaire et animateur lors des premières sessions de RDV, et Robert Cario, criminologue et fondateur de l’Institut français pour la justice restaurative (IFJR), membre de la communauté lors de la première session.

(4) Association de politique criminelle appliquée et de réinsertion sociale.

(5) D’après l’IFJR, cinq programmes de ce type ont vu le jour en France en 2016, notamment dans l’Hérault, les Pyrénées- Atlantiques et à La Réunion.

Cet article est issu du n°94 de la revue trimestrielle Dedans-Dehors, éditée par l’Observatoire international des prisons. Pour consulter l’intégralité du dossier et vous abonner à la revue papier, c’est ici.

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