Créteil, état des lieux d’un tribunal en crise 

Nanterre, Évry, Marseille, Nancy, Angoulême… Ils sont nombreux, très nombreux, les tribunaux de grande instance (TGI) de France à subir non pas quelques dysfonctionnements mais une crise véritable faute de personnel, de matériel, d’équipement suffisants. À quoi ressemble donc un TGI en pleine crise ?

Une audience à juge unique ordinaire

« Merci, Mme Henrion, d’être revenue. Donc vous n’avez pas reçu votre convocation ? », s’enquiert le juge Didier Cocquio qui préside l’audience de la 11echambre correctionnelle du TGI de Créteil, jeudi 10 mars au matin. Non, l’administratrice ad hoc, celle qui représente et accompagne les enfants victimes d’infractions devant le tribunal, n’a rien reçu. La greffière a dû sortir en pleine audience pour la rattraper dans le couloir alors que la première affaire pour laquelle Agnès Henrion avait été convoquée, dûment cette fois, venait d’être entendue. Les prévenus ne sont pas là. Ils n’auront probablement pas été informés eux non plus. « Je ne comprends pas, cela a pourtant bien été envoyé par le greffier », plaide Mme Mitte, la greffière. Mystère.

Il faut dire qu’au TGI de Créteil, où une motion d’alerte des magistrats du syndicat de la magistrature (SM) et de l’Union syndicale des magistrats (USM) a été adoptée le 1er décembre 2015, seuls 87 % des postes du greffe sont pourvus depuis plusieurs mois, sans compter les absences plus ou moins longues (congés maladie, maternité). Il manque sept adjoints techniques sur quatorze, avec une charge de travail au moins équivalente. À cela s’ajoutait il y a encore peu, le non-respect de la journée de repos après sept jours consécutifs de travail. La presse se faisait déjà le relai de ces difficultés voilà trois ans. Les syndicats évoquaient alors « un fonctionnement de crise depuis dix ans ». À l’époque, il fallait attendre le lundi pour aller chercher son stylo bille bleu, distribué au compte-goutte. Aujourd’hui, le personnel doit surévaluer ses besoins pour espérer obtenir un minimum. Et les réformes statutaires des greffiers et des greffiers en chef de 2015 n’ont pas vraiment satisfait : « on demande à des greffiers, payés comme tels, de faire des tâches de magistrat, de greffiers en chef », expliquait, lundi 14 mars, Cyril Papon, greffier au TGI de Bobigny et représentant de la CGT à la cour d’appel de Paris, face à l’assemblée réunie dans une salle étroite et insonorisée du TGI de Créteil. Ce jour-là, s’est tenu devant quelques médias et une pléiade de représentants des professionnels de la justice un vrai faux procès contre l’État organisé par le SM et celui des avocats de France (SAF) pour « non-assistance à justice en danger ».

La seule mesure possible, évoquée par Cyril Papon, consisterait à élargir les compétences des greffiers pour compenser la suppression de « plusieurs centaines » de postes de greffiers en chef sans que les premiers soient rémunérés comme l’étaient les seconds. Elle permettrait au ministère de la justice d’économiser « huit millions d’euros par an ». Le représentant continue : « il n’a jamais été autant question des risques psychosociaux, de souffrance au travail ». « Le TGI de Créteil aurait pu connaître le même appel que celui de Bobigny », conclut-il, faisant référence à l’alerte lancée en février par les magistrats, fonctionnaires et avocats du 93, laquelle a débouché sur un plan pluriannuel de moyens annoncé par Jean-Jacques Urvoas, le nouveau garde des Sceaux. Un plan que beaucoup estiment largement insuffisant. « Le fonctionnement des tribunaux repose sur l’extrême conscience professionnelle des personnels dont le ministère abuse », lance-t-il encore. Et de réclamer une grève massive des tribunaux.

Agnès Henrion aurait dû, elle aussi, participer au tribunal d’opinion du 14 mars. Des problèmes à évoquer, elle en avait toute une liste. Passionnée par ses missions, elle n’en est pas moins désillusionnée. Seule administratrice ad hoc pour tout le TGI de Créteil, elle s’y rend chaque semaine, parfois quotidiennement pour une ou plusieurs affaires. Et quasiment gratuitement. Sa dernière indemnisation remonte à cinq mois : 3 000 €. Avant cela, rien depuis février 2015. À titre d’exemple, pour une instruction correctionnelle, l’indemnisation forfaitaire s’élève à 250 € en application de l’arrêté du 2 septembre 2008 relatif aux frais de justice criminelle en matière de médecine légale, de traduction, d’interprétariat et d’administration ad hoc. C’est 100 € pour une fonction d’accompagnement du mineur à une audience du tribunal correctionnel selon le même arrêté. « Les dettes s’accumulent, constate-t-elle. Si je n’étais pas militante, je ne le ferais pas. Et je ne compte même pas les frais de déplacements dans les familles [remboursés en sus selon l’article R. 216, C. pr. pén., ndlr] », explique la médiatrice familiale de formation qui a déjà songé à quitter ses fonctions. « Mme Henrion est précieuse ici. Si elle s’arrêtait, ce serait un petit drame pour les gens », s’inquiète Matthieu Bonduel, juge d’instruction au TGI de Créteil et membre (ancien secrétaire national) du syndicat de la magistrature. « Pour les victimes ce n’est pas simple de se retrouver devant un juge d’instruction. Même l’avocat est quelqu’un qui peut impressionner. L’administrateur ad hoc est là pour tout leur expliquer et les suivre tout au long de la procédure », rappelle-t-il. « Ce qui est terrible c’est que, comme toujours, on continuera tous à travailler. Mais moins bien et dans quelles conditions ? », interroge-t-il.

Jeudi 10 mars, à la 11e chambre du TGI, l’audience à laquelle Agnès Henrion a participé a vu défiler des dizaines de prévenus et de victimes, des affaires de violence conjugales pour la plupart et/ou de violences exercées sur leur enfant pour quelques-unes. Les deux parties sont face au juge, dos au public, debout côte à côte à la barre, les corps se frôlant parfois, avec un micro unique à se partager ce qui rend les interventions hors cadre bien compliquées. Gêne palpable entre les anciens conjoints. L’immense majorité des victimes, des femmes, avaient retiré leur plainte avant d’arriver devant le juge Cocquio ce matin-là, et exprimaient le souhait de retrouver leur conjoint jusqu’ici privé du domicile conjugal. À 13h45, les seize affaires inscrites sur le rôle ont été traitées. La séance est levée. Dehors déjà, une petite foule de personnels et justiciables attend son tour. L’audience de l’après-midi était censée commencer à 13h30. « Vous avez bien vu, on a le temps de juger ici », commente simplement Didier Cocquio en pause à la cafétéria et visiblement peu désireux de répondre aux questions. « Seize affaires ? Ah bon, je n’avais pas remarqué », dit-il. Il est vrai que le magistrat, très pédagogue avec les justiciables, a pris le soin de s’intéresser à la situation de chacun des prévenus, honnêtement, et même si certaines questions, au bout de huit, neuf, dix dossiers, deviennent mécaniques. « Quelle est votre situation actuelle ? », « souhaitez-vous vous remettre ensemble ? », « M. X a-t-il respecté son interdiction de rentrer en contact avec vous ? »… Il a aussi expliqué à chacun le principe juridique et le sens du sursis lorsqu’il l’attribuait : « le tribunal vous donne une seconde chance ». En une dizaine de minutes, tous les jugements étaient rendus.

Des magistrats débordés

« À la dernière assemblée générale, on était tous d’accord pour dire qu’il n’est pas possible de maintenir cette situation, y compris le juge Cocquio », assure Matthieu Bonduel qui préside l’audience de comparution immédiate de l’après-midi, qui se terminera à 21h40. Un horaire « assez habituel », nuance-t-il. On est bien loin des six heures d’audience consécutives maximum, délibéré compris, recommandé par la circulaire Lebranchu du 6 juin 2001. Une réglementation non contraignante devenue presque une blague entre magistrats et fonctionnaires tant elle s’avère éloignée de leur quotidien. Il rappelle que, tout récemment, un dossier très grave d’une personne qui pratiquait de la chirurgie esthétique sauvage et qui risquait huit ans d’emprisonnement est passé à 19h. Et le délibéré a été rendu à 10h le lendemain matin… « Fait chier, ils sont pas organisés. J’ai pas que ça à faire moi d’attendre là, faut que j’aille bosser », s’emporte une femme qui sort en furie de la salle d’audience avec son fils d’environ 16-17 ans. Elle pensait que l’affaire pour laquelle elle s’était rendue au TGI serait traitée vers 13h30, comme cela lui avait été indiqué, mais elle se rend compte que le tribunal ne tient pas compte du rôle affiché à l’entrée. « Allez demander au greffier l’heure à laquelle votre affaire passe », lui conseille un avocat, Me Régis Melodin, qui vient de terminer sa plaidoirie. Lui a décidé d’attendre le délibéré de son affaire – sept heures plus tard – avec le frère de son client « parce que j’aime bien ces clients », précise-t-il, dehors.

Ici à Créteil, on a l’habitude de fonctionner sans moyens suffisants. Le TGI est amputé de près de 23 % de son effectif de magistrats du siège et de 12,5 % de son effectif de magistrats du parquet selon la motion votée en assemblée générale. Sur les neuf juges de l’application des peines prévus, seuls quatre sont en poste dans un service en charge du suivi de 5 000 mesures exécutées en milieu ouvert et de 2 700 mesures concernant des condamnés sous écrou. En correctionnelle, on compte neuf magistrats sur treize et le sous-effectif est chronique dans les tribunaux d’instance du ressort. Oubliée la collégialité dans les quatre chambres civiles du TGI ! Oubliés les délais raisonnables de traitement des dossiers ! Il faut attendre treize mois en moyenne pour l’audiencement d’un dossier de surendettement au TI de Villejuif et jusqu’à deux ans pour clore un dossier d’instruction au TGI de Créteil, lequel dossier aura déjà mis 18 à 20 mois à être traité.

« Pour tout le monde, magistrats, victimes, prévenus, ça n’a pas trop de sens, constate Matthieu Bonduel. Entre-temps, des mineurs sont devenus majeurs, des jeunes majeurs ont trouvé une copine, fondé une famille, se sont insérés. Il y a des victimes qui parfois ne se sentent plus concernées, d’autres qui souffrent de n’avoir pas pu exprimer tout cela plus tôt ». Sans compter les « situations dramatiques » évoquées par Laurence Blisson, secrétaire générale du SM, devant le tribunal d’opinion contre l’État du 14 mars à Créteil. Celles des personnes condamnées à de courtes peines qui se retrouvent incarcérées faute de temps pour le juge d’application des peines, débordé par la masse de dossiers, de respecter le délai des quatre mois imparti pour décider d’un aménagement de peine. « Une pénurie qui créé une hiérarchie de la légalité », a-t-elle asséné. En somme, c’est une justice déconnectée de la réalité et des hommes que les professionnels de la justice dénoncent. Une justice vidée de son sens premier : agir pour et au nom de la société.

À Créteil, les professionnels de la justice attendent depuis plusieurs années les grands travaux qui doivent durer six ans promis par la Chancellerie au sein du TGI. Ils sont sans cesse repoussés pour des raisons budgétaires. L’objectif : enlever l’amiante encore présent dans le bâtiment… Le conseil des prud’hommes de Villeneuve-Saint-Georges, une commune du Val-de-Marne, a brûlé le 6 décembre 2012 et depuis rien n’a été décidé sur son devenir. Le nouveau président du TGI de Créteil, Stéphane Noël, arrivé après une vacance de trois mois et demi à la tête du tribunal, a reconnu lors de l’audience solennelle de rentrée qu’il arrivait dans « une juridiction qui souffre ». Mais cet ancien directeur adjoint du cabinet de l’ancienne garde des Sceaux Rachida Dati n’a pas rassuré les syndicats en renvoyant trop peu d’audiences à juge unique selon le SM et l’USM qui souhaitaient voir annuler des dizaines d’audiences pénales et civiles chaque mois, en renvoyant chacun à sa responsabilité pour décider ou non du renvoi de certaines affaires. Il ne s’est d’ailleurs pas rendu au faux procès contre l’État au sein de son propre tribunal et n’a pas non plus répondu à notre sollicitation. Concernant Jean-Jacques Urvoas, nouveau ministre de la justice, le SM dénonce son discours sur la volonté de « recentrer le magistrat sur son cœur de métier », qui, selon Laurence Blisson, « nous fait perdre l’aspect humain ».

Les auxiliaires de justice, dernière roue du carrosse

Du côté des auxiliaires de justice, la situation est devenue intenable. À tel point que les experts psychiatres et psychologues ont récemment arrêté d’accepter des missions au pénal dénonçant « une situation illégale où personne [ministère de la justice compris] ne payait les charges sociales », selon le communiqué de presse du Dr Roland Coutanceau, expert psychiatre près la cour d’appel de Paris. Depuis, les juges n’ont d’autre choix que de s’en passer pour prendre leurs décisions, comme si ces avis étaient finalement accessoires, ainsi que l’a souligné Matthieu Bonduel lors du tribunal d’opinion du 14 mars à Créteil. « Nous sommes des travailleurs au noir », a, de son côté, lancé Marie Hautbergue, vice-présidente de l’association des traducteurs et interprètes (ATI), en procès actuellement contre l’État qui les rémunère sans fiche de paie, en retard et parfois même pas du tout depuis des mois. Des mots qui ont résonné dans cette salle. Et de souligner l’ironie de leur position lorsqu’au tribunal des affaires de sécurité sociale, les interprètes doivent signifier leurs droits à des victimes de travail dissimulé. « On peut être appelé à n’importe quelle heure du jour et de la nuit [puisqu’ils travaillent dans les tribunaux mais aussi dans les commissariats, ndlr] mais si on refuse, on peut avoir une amende », ajoutait-elle. En réalité, Créteil a longtemps été, contrairement à d’autres, le tribunal où interprètes et traducteurs judiciaires obtenaient leurs indemnisations en temps voulu. « La Chancellerie avait même demandé à ce que soit fait un audit ici pour savoir pourquoi ça marchait si bien », explique-t-elle en aparté. Une situation qui a fait long feu. Depuis « début 2015 », selon la présidente de l’ATI, le logiciel Chorus Pro est arrivé à Créteil comme partout ailleurs. C’est par lui que s’opère la facturation des prestataires du ministère de la justice, le service administratif régional (SAR) étant censé gérer le versement. Sauf que rien n’arrive comme prévu. « J’ai de la chance, mon mari travaille et donc je suis couverte », conclut-elle.

Mais l’un des témoignages les plus frappants de cette audience demeure sans doute celui de Frédéric Lauféron, le président de l’association de politique criminelle appliquée et de réinsertion sociale (APCARS) créée avec le soutien du ministère de la justice pour lequel il réalise à Paris, Bobigny, Créteil et Marseille pas moins de 17 000 enquêtes sociales rapides par an (sans compter ses autres missions) : « depuis septembre nous n’avons plus été payés sur les TGI d’Île-de-France. On atteint un paroxysme de non paiement ». Cinq mois minimum de retard, 160 professionnels qui angoissent d’être payés à la fin du mois et 1,6 million d’euros de créances dues par la Chancellerie. « Je dois négocier avec ma banque qui a accepté de ne pas nous lâcher cette année mais ils vont se rattraper avec les charges ». Il pointe également « une situation schizophrénique entre les objectifs du gouvernement et les moyens qu’il consent à transmettre », en particulier sur la prévention de la récidive avec des budgets en baisse à destination des centres d’hébergement que l’association gère pour les aménagements de peine, soit une capacité d’accueil affaiblie pour des besoins qui augmentent.

À la toute fin de ce vrai faux procès, c’est le juge d’instruction de Créteil Matthieu Bonduel qui plaide, reconverti pour l’occasion en avocat des parties civiles. À la liste déjà longue des doléances égrenées par la dizaine de témoins entre tentatives d’humour et charges désespérées, il ajoute encore quelques chiffres. « Ici, au parquet de Créteil, sachez qu’un substitut a en moyenne 3,5 minutes en tout et pour tout pour gérer une mesure de garde à vue, c’est-à-dire contrôler sa légalité, vérifier son utilité, superviser l’enquête et décider du sort du gardé à vue. J’ai vérifié, c’est la durée du dernier tube de Rihanna. » Il s’interroge sur le montant du préjudice. « Il est incalculable, inestimable. On ne peut pas calculer tout ce temps perdu, ces retards, ces reports, ces millions d’heures supplémentaires ni payées ni récupérées, ces audiences tardives, toute cette fatigue accumulée, surtout ces idéaux déçus. Ce qui s’estime encore moins, c’est le sentiment poisseux de la male justice, de l’injustice ». Un sentiment qui ne quitte plus les magistrats et personnels de justice de ce tribunal.

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