Ces petites mains de la justice que l’Etat ne paie plus

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Sollicitée dans les affaires de Tarnac ou du « gang des barbares », l’Association de politique criminelle appliquée et de réinsertion sociale réalise chaque année des milliers d’enquêtes sociales rapides et de personnalité. Le ministère lui doit 1,7 millions d’euros.

Vous avez déjà vu leur porte d’entrée sans le savoir. Elle passe à la télé les soirs de grands matchs judiciaires, lorsque des fourgons bleus, rapides et lourdement escortés amènent les suspects les plus célèbres. Les camions de police entrent au palais de justice par le quai des Orfèvres où une imposante porte noire se referme aussi vite qu’elle a été ouverte.

A un mètre à peine se trouve celle, presque imperceptible, de l’Association de politique criminelle appliquée et de réinsertion sociale (APCARS).

« Gendarmes, ne sonnez pas ici », indique la sonnette. Surmontée elle aussi d’une pléthore de caméras de surveillance, la petite porte mène à un escalier vieillissant, un ciel bas, où l’on est tenté de se baisser pour entrer. Le siège de l’association jouxte la très secrète souricière du palais de justice de Paris, où défilent les délinquants avant de faire face à un magistrat.

photo d'illustration

(KENZO TRIBOUILLARD/AFP)

Créée en 1980, l’APCARS s’est en grande partie dédiée à l’enquête sociale rapide, c’est-à-dire à la mission de dresser le portrait le plus complet possible de délinquants qui se retrouvent en moins de vingt-quatre heures devant un juge. « Passer d’un regard qui dévisage à un regard qui envisage », résume une citation de Cocteau inscrite en grand dans le rapport annuel de l’association. Ce sont de petits cordonniers du quotidien de la justice, de petits artisans de la chaîne pénale.

Leurs missions sont rémunérées par l’Etat. Mais l’Etat, justement, n’est plus en situation de payer depuis octobre dernier. Les retards se sont accumulés à un tel point que le ministère de la Justice doit au total 1.726.601 euros pour des actes réalisés à Paris, Créteil, Bobigny ou Marseille. Ces derniers jours, l’Etat a bien honoré quelques factures. Mais l’ardoise continue de s’alourdir. Et la situation ubuesque, s’enracine. L’association, elle, poursuit sa tâche. Et les 170 professionnels s’affairent presque comme si de rien n’était.

« Le prévenu ne doit pas se louper »

Dans leurs petits bureaux aux fenêtres à barreaux, ils réalisent chaque année 17.500 enquêtes sociales rapides avant d’ordinaires procès en correctionnelle, notamment en comparution immédiate. Ces enquêtes sont la spécialité maison. « Dans ces audiences, tout va très vite. Le prévenu n’a que quelques minutes pour faire sa déclaration. Il ne doit pas se louper. Mais ce qui se décide au bout du compte peut être très lourd, notamment en terme d’incarcération », témoigne Frédéric Lauféron, le directeur général de l’association. L’objectif est de préconiser des solutions pratiques pour la réinsertion, afin que le juge puisse évaluer d’un coup d’oeil, l’entourage, une possibilité d’hébergement, un emploi… « Ces projets mettent de l’huile dans les rouages. Ces mondes, dans l’ordinaire, ne se parlent pas. La médecine, la justice et les associations fonctionnent de manière cloisonnée. »

Dans cette grande machine qui conduit parfois en un seul jour des délinquants de la garde à vue à la prison, l’APCARS mise sur l’humanité des prévenus.

© Mélanie-Jane Frey / Reservoir Photo - Contact : +33 6 07 39 29 57 - mel@niefrey.com -

© Mélanie-Jane Frey / Reservoir Photo

Sur l’une de ces fiches, en deux feuillets A4, on lit toute une vie. Ici, un homme de 29 ans, arrivé dans le circuit judiciaire pour une affaire dont on ne nous dira rien.

« Il vit chez ses parents, fait actuellement des démarches avec sa compagne pour un logement privé autonome », décrit le professionnel de l’association, qui évoque les 4 enfants de l’intéressé ou encore le « contexte financier familial modeste mais sans problème majeur ». On apprend qu’il a été plongeur, aide boulanger-pâtissier, a exercé divers petits boulots. Des informations que le justiciable aurait sans doute balbutiées de façon peu intelligible lors d’une comparution rapide devant un juge, mais qu’il a pris le temps de détailler lors d’un bref face-à-face avant l’audience.

Les enquêteurs de l’association s’emploient ensuite à vérifier ces précieuses indications. Au téléphone, ils appellent les proches, voire les employeurs. « On ne leur dit pas que leur salarié est en garde à vue et risque la prison. On annonce que nous sommes travailleurs sociaux, qu’on doit faire un rapport et qu’il nous faut savoir quel est son travail, sa stabilité etc… » La fiche indique à la rubrique « vérifications » que sa compagne ne connaît pas bien ses activités actuelles mais qu’elle confirme le parcours. Le père, joint également, « semble dire que l’intéressé serait toujours en activité dans le BTP actuellement. »

Sur une autre fiche, un jeune homme né en Afrique il y a dix-neuf ans et en situation irrégulière en France raconte qu’il est arrivé trois ans plus tôt « en faisant appel à un passeur ». « Le trajet fut long et périlleux », est-il écrit. L’homme parle bien français, rêverait de la légion étrangère ou de paix. Vérification ? « Non confirmé. L’intéressé n’a pas pu nous transmettre les coordonnées d’un de ses amis, son portable n’ayant plus de batterie. Par ailleurs, il n’a pas souhaité que nous contactions sa mère, ni le magasin qui l’emploie sans être déclaré. »

Le magistrat Serge Portelli, qui fait partie du conseil d’administration de l’APCARS, a plusieurs fois aussi fait usage de ces enquêtes sociales rapides lorsqu’il présidait des audiences correctionnelles. Il remarque que ces acteurs associatifs sont devenus, l’air de rien, indispensables : « Sans eux, la justice n’aurait pas le moyen de réellement juger. Pour décider d’une peine, elle n’aurait en main qu’une enquête de police mais rien sur la personnalité et l’avenir… » Pour lui, la solidité de la petite structure tient à « son éthique », « sa déontologie ».

« Ils fonctionnent parfois mieux que nous. »

Enquêtes de personnalité

Outre les enquêtes sociales rapides, l’APCARS est aussi appelée à une tâche plus détaillée dans de plus lourds dossiers. Il s’agit d’enquêtes de personnalité, des rapports d’une quinzaine de pages exposés à la barre des cours d’assises ou versés dans les dossiers d’instruction. Ils peuvent être déterminants, en plus des expertises psychologiques ou psychiatriques réalisées par d’autres professionnels. 700 enquêtes de personnalité ont été certifiées l’an dernier au nom de l’association.

L’APCARS a par exemple réalisé les longs et détaillés CV des accusés du « gang des barbares », jugés pour le calvaire du jeune Ilan Halimi il y a dix ans. Elle a été appelée pour les membres de la bande de Tarnac, poursuivis pour les sabotages delignes SNCF. Et même pour des complices des attentats de Paris. Sur ces documents-là, on lit les grands chapitres de l’existence d’un justiciable : toute l’histoire familiale, la vie affective, le parcours professionnel et les éléments de personnalité. Là encore, des proches sont sollicités pour répondre. Expliquer un peu.

© Mélanie-Jane Frey / Reservoir Photo - Contact : +33 6 07 39 29 57 - mel@niefrey.com -

© Mélanie-Jane Frey / Reservoir Photo – Contact : +33 6 07 39 29 57 – mel@niefrey.com –

L’ensemble des missions confiées à l’APCARS permet de répondre « en temps réel à la justice », plaide Frédéric Lauféron. Et comme les demandes des magistrats ont doublé ces dix dernières années, il constate que l’association s’est fondue dans le paysage, comme un solide meuble sur lequel on s’appuie sans plus le voir vraiment.

« On est dans la quasi-délégation de service public », résume-t-il. Parmi mille choses, l’association mène aussi des actions pour l’accès au droit, l’aide aux victimes et même des expériences de justice restaurative qui voient des auteurs d’infractions rencontrer des hommes ou des femmes qui en ont fait les frais.

« Misère budgétaire »

Le tarissement des paiements n’est pas venu d’un coup. L’Etat a cessé de payer progressivement. D’abord en septembre 2015, à Paris et à Bobigny. Puis en octobre, à Créteil. D’ordinaire, la chaîne est simple : le travail de l’APCARS est certifié, le magistrat signe, puis le virement arrive. Cette automaticité s’est rompue ici. Cessation de paiement : les juridictions ayant épuisé leur budget quatre mois avant la fin de l’année civile, elles se sont de facto mises à vivre à crédit. La justice fait déjà cela depuis des années avec les experts, les traducteurs ou autres fournisseurs.

L’association pensait jusque-là y échapper. Elle se contentait de peu avec des tarifs aussi étroits que ses couloirs, jamais revalorisés depuis 2004 : 70 euros l’enquête sociale rapide, 1.100 euros pour les longues enquêtes de personnalité commandées par des juges d’instruction. A ce jour, les impayés ont grimpé à 1,6 million d’euros. »Le compte en banque est à moins 600.000, glisse le directeur général. Il a fallu rassurer la banque pour payer les salariés. » En février, ils l’ont été. Pour la suite, ils attendent.

Frédéric Lauféron résume : « Notre crainte n’est pas de disparaître mais de ne pouvoir espérer que des ajustements, jamais de véritables améliorations. La justice a intégré dans l’ensemble de son fonctionnement sa misère budgétaire. » Dans ce décor, ses troupes et lui se voient comme de fidèles soldats. Ils veulent garder leur petite porte ouverte sur la façade de la justice.

Mathieu Delahousse

Retrouvez ici l’article sur l’Obs

(29 mars 2016)

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