Procès fictif de l’État pour mise en danger de la justice

15 mars 2016, par Mickaël Hajdenberg

Au tribunal de Créteil, le syndicat des avocats de France et le syndicat de la magistrature ont monté lundi un faux procès contre l’État, à qui il est reproché d’asphyxier la justice au point de la mettre en danger. Au cours de cette audience fictive, ont défilé des personnels qu’on entend rarement : greffiers, interprètes, éducateurs… Tous pointent la responsabilité de l’État.

Les faits sont réels mais l’audience est fictive. À l’initiative du syndicat des avocats de France et du syndicat de la magistrature, se tenait ce lundi au tribunal de grande instance de Créteil un tribunal d’opinion. Pour une fois, c’est l’État qui est mis en accusation. On lui reproche une justice en faillite, on fait son procès. Pendant quatre heures, défilent dans une vraie salle d’audience et devant de vrais journalistes tous ceux qui font la justice du quotidien et qui expliquent à quel point ils ne peuvent plus la rendre dans des conditions acceptables.

Pour l’occasion, les magistrats ont enfilé une robe d’avocat. Et les avocats jouent aux magistrats. La scénarisation prête à rire. Les caméras sont autorisées. Des applaudissements se font entendre. Mais les témoins, eux, ne rigolent pas trop, tout à leur récit – si ce n’est qu’ils ne regardent pas tant le président du tribunal (interprété par Florian Borg, président du syndicat des avocats de France) que la salle d’audience.

L’accusation est lourde : non-assistance à justice en danger et mise en danger de la justice. Les faits sont énoncés par le président : un budget qui, comparé au PIB, se classe au 37e rang européen. Des sous-effectifs permanents. Des restrictions de fournitures insensées. Des locaux dans un état déplorable (cela fait ainsi plus de 10 ans que des travaux sont prévus au tribunal de Créteil, notamment parce qu’on y trouve de l’amiante). Et des délais d’attente infinis pour quiconque est en souffrance (un an ici pour un juge aux affaires familiales, 30 mois pour avoir accès à un juge départiteur au Conseil des prud’hommes de Bobigny, des instructions au point mort pendant des mois, etc.).

Un greffier, membre de la CGT, Cyril Papon, raconte les heures supplémentaires non comptabilisées ou payées avec retard, la conscience professionnelle du corps dont les autorités abusent, l’épuisement qui s’ensuit, les arrêts maladie.

Une avocate du Val-de-Marne, Pascale Taelman, décrit l’aide juridictionnelle (ce système d’aide aux plus démunis), le gain de 50 euros pour l’avocat (dont une grande partie partira en charges, lui fait remarquer la procureure) qui représente un mineur devant un juge aux affaires familiales. Le tout prenant généralement six heures de temps.

Vient ensuite Frédéric Lauféron, le directeur général de l’APCARS, une association qui réalise 17 000 enquêtes sociales rapides par an au sujet de ceux qui s’apprêtent à passer en comparution immédiate. En moins de deux heures, cette association, qui regroupe 160 professionnels, est chargée d’interroger le mis en cause, de vérifier sa situation sociale, sanitaire, ses conditions de vie. Seulement, le ministère de la justice doit à l’association 1,6 million d’euros. Plus rien n’a été payé depuis septembre par les tribunaux d’Île-de-France. « Je dois négocier avec les banques qui se rattrapent sur les frais financiers », explique-t-il, avant de décrire le stress et l’inquiétude de ses équipes.

Approche alors de la barre un représentant des services pénitentiaires d’insertion et de probation. L’homme pose benoîtement la question : « Comment voulez-vous qu’on aide à la réinsertion et qu’on prévienne la récidive en voyant une personne 30 minutes par mois ? » Pire : il arrive que des détenus sortent de prison sans jamais avoir vu un membre du service, si ce n’est le jour de leur arrivée en centre pénitentiaire.

Plusieurs témoins plaident pour que l’État soit condamné pour « mensonges à répétition », « mythomanie », « fausses promesses ». Ils ont rappelé à l’ordre : le Code pénal ne prévoit rien de tel !

Anthony Caillé, secrétaire général de la CGT-police, décrit le surmenage dû au tout-sécuritaire, le fait en période d’état d’urgence de devoir être policier 24 h/24, le tout après des milliers de suppressions de postes. Ce qui complique grandement les enquêtes judiciaires.

Puis, après que les problèmes de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) eurent été exposés, une interprète, Marie Hautbergue, vient raconter les incroyables malheurs de sa profession. Pendant 15 ans, la Chancellerie n’a pas payé les cotisations de ces « collaborateurs occasionnels du service public », dont le statut a changé en décembre dernier. « Pas d’argent », répondait la Chancellerie. Ou « pas de logiciel pour calculer les cotisations » ! L’interprète ironise : « Le plus cocasse est quand nous participons à une opération de travail dissimulé et que nous devons notifier leurs droits aux personnes concernées alors que nous sommes à peu près dans la même situation. Sans cotisation : pas de couverture sociale – beaucoup de collègues sont à la CMU. Sans fiche de paye, allez trouver un logement. Nous n’avons pas plus de congés payés, et aucune garantie d’être rémunérés. » Certains interprètes n’ont pas reçu d’argent depuis six mois. Elle-même dit avoir dû « emprunter 2 500 euros à [s]a fille smicarde. La honte. »

Où trouver l’argent nécessaire ? Jérôme Karsenti, avocat d’Anticor, une association qui lutte contre la corruption, a sa petite idée sur le sujet. « On évalue en France le coût de la corruption à environ 80 milliards d’euros. Le budget du ministère de la justice est de 8 milliards. » Si la lutte était un peu plus efficace, si les parquets poursuivaient un peu plus au lieu d’être un « adversaire » dans les procédures, une partie de cet argent pourrait peut-être être récupérée. Jérôme Karsenti décrit des juges d’instruction débordés, qui font parfois appel à lui dans ces termes : « Il faut qu’Anticor se constitue partie civile. Je suis seul. Le dossier est trop lourd. J’ai besoin de quelqu’un pour m’aider… » Cette justice n’a même pas les moyens de traiter les dossiers dans leur intégralité : « Dans l’affaire des marchés publics truqués du gouvernement Fillon, un rapport de la Cour des comptes établit qu’une grande partie des ministères étaient en faute. Mais le juge m’a demandé de choisir certains ministères car il n’a pas le temps et les moyens de tout instruire… »

Après que le syndicat de la magistrature a détaillé ces conditions d’exercice de plus en plus difficiles, le président du tribunal rappelle les antécédents judiciaires, réels, de l’État : condamné en 2012 à dédommager des justiciables qui l’avaient attaqué pour des délais anormalement longs devant le Conseil des prud’hommes ; condamné également par la Cour européenne des droits de l’homme en avril 2013 pour « traitement dégradant » dans un établissement pénitentiaire.

Au nom des parties civiles, qui sont « à la fois les juges et les jugés », Matthieu Bonduelle demande notamment que les ministres de la justice, de l’intérieur et de l’économie soient envoyés en stage, dans le cadre d’une mise à l’épreuve, dans chacun des services évoqués au cour du procès. La procureure, elle, requiert de la prison, pour qu’ils voient à quoi correspond ce « traitement inhumain » pour lequel la France est régulièrement condamnée.

L’État a bien un avocat, en la personne d’une magistrate qui rappelle habilement la responsabilité des juges dans le fait d’envoyer toujours plus de personnes en prison. Mais sans surprise, elle ne parvient pas à sauver son client : le tribunal condamne l’État, et lui demande de doubler le budget du ministère de la justice. Fin de la comédie. Mardi, tout ce petit monde retourne à son intarissable pile de dossiers.

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