Nous avons accueilli dans nos locaux la journaliste Anais Coignac qui a écrit cet article sur les enquêtes sociales rapides à partir des observations qu’elle a pu y faire.
Reportage
Leur nom vous est peut-être inconnu, et pourtant, au sein de la procédure pénale et notamment dans le cadre de la permanence d’orientation pénale, les enquêtes sociales rapides sont devenues fondamentales. Réalisées par des agents de l’Etat ou par des associations socio-judiciaires, elles sont destinées à éclairer le magistrat sur le prévenu. Leur place est aujourd’hui amenée à prendre un tournant avec la volonté du ministère de la justice d’aller vers une individualisation des peines à travers sa prochaine réforme pénale.
« Pas un recueil passif d’informations »
Les menottes au poignet, un policier derrière lui, le mis en examen s’avance dans le couloir de la section dite « P12 », celui du traitement en temps réel. Dans un boxe étroit constitué de deux chaises et d’un bureau en bois, l’attend Sandra Jouniau, salariée de l’Association de politique criminelle appliquée et de réinsertion sociale (Apcars). Son rôle : réaliser à son sujet une enquête sociale rapide (ESR), autrement dit, se faire l’écho d’un parcours de vie, d’une réalité sociale afin de permettre aux magistrats, les commanditaires et destinataires de l’enquête, d’appréhender le justiciable dans sa singularité.
Le déféré, âgé d’une vingtaine d’années, s’avance dans le boxe les mains libres tandis que le policier veille à la porte. « J’interviens à la demande du procureur, cela va leur permettre de comprendre un peu mieux qui vous êtes. Je ne parlerai pas du délit à vos parents ni dans mon formulaire, ce n’est pas mon métier mais je vais tout de même vous solliciter là-dessus », prévient-elle. L’interlocuteur paraît soulagé. L’entretien, dit « semi-directif », se déroule de manière très cordiale malgré la fatigue d’une nuit passée dans les geôles du commissariat. Il expose son passif judiciaire à l’enquêtrice, son domicile, sa situation familiale et professionnelle, et va même jusqu’à préciser qu’il travaille au noir. « Qu’est-ce que vous pensez de toutes ces détentions ? Ce sont vos fréquentations ? Une nécessité financière ? Connaissez-vous la mission locale ? Comment envisagez-vous votre avenir ? » l’interpelle Sandra Jouniau au cours des échanges.
Un grand « merci madame » conclut cet entretien d’une vingtaine de minutes, première étape à la réalisation de l’enquête. « Nous ne sommes pas que dans un recueil passif d’informations », précise Christiane Coulomb, chef de service des ESR de l’Apcars, « nous pointons, nous amenons la personne à évaluer, s’interroger sur les faits, sur sa personnalité ». D’ailleurs, les personnes déférées ont plutôt tendance à assimiler, à tort, les enquêtrices à des assistantes sociales.
Les ESR ont été créées voilà une trentaine d’années. A l’époque, la France était un des pays qui recourait le plus à la détention provisoire en matière d’instruction. Soucieuse de se remettre en question, la Chancellerie a invité l’institut américain de justice Vera à venir étudier le système français. Pendant deux ans, au TGI de Paris, le Vera Institute va s’attacher à évaluer « si l’apport de renseignements vérifiés sur les attaches sociales de personnes inculpées de délits permet de limiter le recours à la détention préventive », dixit le projet associatif de l’Apcars. Du champ de l’instruction, l’expérimentation rentre dans celui des comparutions immédiates (les anciens flagrants délits). C’est ainsi que sont créées les ESR avant jugement.
L’Apcars est la première association créée pour faire vivre le dispositif à Paris, puis à Créteil et Bobigny. Entre temps, l’article 41 du code de procédure pénale s’est étoffé : « le procureur de la République peut également requérir, suivant les cas, le service pénitentiaire d’insertion et de probation, le service compétent de l’éducation surveillée ou toute personne habilitée dans les conditions prévues par l’article 81, sixième alinéa, de vérifier la situation matérielle, familiale et sociale d’une personne faisant l’objet d’une enquête et de l’informer sur les mesures propres à favoriser l’insertion sociale de l’intéressé ». Aussi, c’est bien l’insertion, l’individualisation de la peine qui est recherchée à travers ces enquêtes, au-delà d’un simple éclairage sur la situation du déféré.
« Toute la chaîne pénale interagit »
Avant treize heures, l’heure des premières comparutions immédiates, tout le service en charge des ESR (une dizaine d’employés) est sur le qui-vive. Les enquêteurs ont l’obligation d’entendre tous les prévenus qui sont attendus dans ces chambres, au même titre, en principe, que les personnes poursuivies selon la procédure de reconnaissance préalable de culpabilité. Il faudra rédiger un procès-verbal de carence argumenté dans les cas où la procédure n’aura pu être réalisée, soit dans 4-5% des dossiers soumis à l’Apcars. « Pour une grosse juridiction comme celle de Paris, l’organisation humaine doit être très spécifique, nous faisons appel en permanence à des « pompiers » : une vingtaine de collaborateurs occasionnels de justice (COJ) », explique Frédéric Lauféron, directeur général de l’association.
De fait, l’imprévisibilité domine. Ici les variations d’activités peuvent passer du simple au triple du jour au lendemain et sans que les arrestations massives ne correspondent toujours à un événement précis. « Nos interlocuteurs sont dans l’incapacité de nous dire même à court terme l’activité à venir », confirme le directeur. Chaque enquête dure en moyenne 1h20. Des délais très calibrés pour faire face à l’afflux de dossiers à traiter et rationaliser le faible revenu de l’enquête.
A Paris, les interprètes interviennent à 11h pour les entretiens avec les enquêteurs. Parfois le nombre de boxes disponibles est trop faible, et les déférés peuvent eux-mêmes être sollicités en priorité par les procureurs ou pour un relevé d’empreintes etc. « Toute la chaîne pénale interagit avec parfois des tensions importantes lorsque c’est chargé », confirme Frédéric Lauféron.
Ce jeudi-matin là, une fois ses entretiens terminés, Sandra Jouniau rejoint le bureau des enquêteurs afin de contacter des proches du déféré. L’objectif : vérifier avec eux les informations transmises par ce dernier, sans quoi, celles-ci vaudront peu de choses dans le dossier. Sandra va alors s’attacher à confirmer la situation personnelle et familiale du mis en examen auprès de ses parents, en annotant le tout dans la marge, face à chaque information. Face à la description très « lisse » du jeune par ses parents, l’enquêtrice affirme en aparte : « on observe souvent une dichotomie entre la vie à la maison et ce qui se passe à l’extérieur ». A l’issue des appels, vient la phase de rédaction. En fin de formulaire, Sandra écrit : « M. C s’est livré avec pudeur. Son récit a pu donner à voir un jeune homme en proie à un certain désoeuvrement ». Elle évoque « une grande difficulté pour se réinsérer ».
Des enquêtes « précieuses »
Bien que destinée au juge, l’ESR devient parfois le seul vrai recours pour la défense du prévenu lorsque les faits sont incontestables, notamment dans les cas où le casier judiciaire est volumineux. « Ces enquêtes sont très précieuses », confirme Constance Debré, pénaliste à Paris et ancienne secrétaire de la conférence du barreau. « C’est parfois tout ce que nous avons pour évoquer un instant le destin qui a amené celui qu’on juge à se trouver là, pour parler de son humanité, de tout ce qui déborde cette histoire de portable volé, de bagarre, d’alcool, d’errance ». D’autant que les échanges avec leurs clients sont souvent brefs et limités par des barrières psychologiques et/ou linguistiques. Aussi, lorsque les informations sont vérifiées, l’avocat peut trouver dans le formulaire des détails pertinents, les coordonnées d’un proche qui pourra apporter une attestation d’hébergement ou des fiches de paie. Autant d’éléments qui permettront à l’avocat d’assurer les garanties de représentation de son client.
Pour l’avocate, les enquêteurs sociaux sont aussi « les seuls interlocuteurs neutres de la procédure ». « On trouve souvent dans ces enquêtes des éléments d’appréciation psychiatriques, qui certes n’ont pas le poids des expertises, mais paraissent souvent beaucoup plus proches de l’appréciation de la « folie » que ce qu’on peut trouver dans certains rapports d’expertise », souligne Constance (sous-entendu, qui concluent à l’équilibre psychiatrique d’un prévenu qui semble totalement dérangé). « Il m’est souvent arrivé de plaider la folie, en dépit d’une expertise, en m’appuyant notamment sur l’enquête sociale. J’ai déjà obtenu que l’altération du comportement soit retenue, ou plus couramment, que la peine prononcée prenne en compte l’évident dérangement du prévenu décrit par l’enquête et souvent confirmée par d’autres éléments », approfondit l’avocate.
Pour autant, Frédéric Lauféron assure que le travail mené par les associations est très bien identifié par les magistrats mais pas forcément par les avocats. La prise en compte de ces rapports « est très hétéroclite », reconnaît Véronique Dandonneau, juriste de Citoyens et justice, fédération « actrice d’une justice préventive » et qui regroupe 130 associations. « Dans certaines juridictions, on attend l’ESR uniquement parce que c’est une pièce de procédure obligatoire ».
Le rôle des associations prestataires de justice
A l’image de l’Apcars, « association humanitaire, partenaire de la Justice », d’autres associations ont vu le jour dans les juridictions pour réaliser ces enquêtes devenues incontournables dans le processus judiciaire. Si bien qu’aujourd’hui, les trois quarts du personnel chargé de les réaliser sont les associations qui, la plupart du temps étendent leur champ de compétence à d’autres activités pré et postsentencielles (enquêtes de personnalité, sursis mise à l’épreuve, rappel de la loi, médiation pénale, suivi judiciaire, aide aux victimes, stages de sensibilisations…). Les enquêteurs sont alors des juristes ou des psychologues cliniciens. Sinon ce sont les services pénitentiaires d’insertion et de probation qui s’en chargent car des enquêteurs doivent être à pied d’oeuvre sept jours sur sept. Tout dépend de la taille de la juridiction et du volume d’affaires à traiter. Une équation pas toujours idéale. « Le recours croissant aux associations pour traiter les ESR pourrait laisser penser à une forme de reconnaissance. Mais cela ne peut bien fonctionner que s’il y a un certain volume. Or, dans certaines juridictions, il n’y a pas suffisamment de dossiers qui passent dans le cadre de la permanence d’orientation pénale », explique Véronique Dandonneau.
A Coutances notamment, dans la Manche, l’association judiciaire locale ACJM ne compte aucun collaborateur occasionnel de justice. Une équipe de vingt salariés travaille pour six TGI de la région, parfois au sein du tribunal, parfois directement sur les lieux de garde à vue. Et en ce qui concerne les activités d’ESR, « c’est majoritairement à perte » qu’elles sont traitées, assure Géraldine Duchemin, la directrice de l’antenne de Coutances. « Ici, nous n’avons pas le même volume d’activités qu’à Paris alors on s’organise en fonction de la taille des juridictions. On peut ne pas avoir de demandes ou alors six dans un temps restreint. Mais lorsqu’un salarié attend une journée qu’on le sollicite, l’activité est forcément déséquilibrée », explique-t-elle. « Paris c’est un peu le contre-exemple », ajoute Véronique Dandonneau : « il n’y a pas d’astreintes où il ne se passe rien ».
Au total, 16000 ESR sont réalisées chaque année par l’Apcars. Pour autant, et bien que ne payant pas ses locaux ni le téléphone, même celle-ci sera déficitaire cette année à cause du tarif des ESR de 70 euros pièces, inchangé depuis 2004. Soit une perte de 60000 euros prévue sur 2014. Depuis quelques années, les sources de financement de l’association avaient été cherchées ailleurs qu’au seul ministère de la justice afin de compenser les manques mais ces fonds s’avèrent aujourd’hui insuffisants. « Cela pose question quant à la pérennité des ESR », s’inquiète Frédéric Lauféron, le directeur de l’association parisienne.
Aménagements de peine ab initio et réforme pénale
La prochaine réforme pénale, ciblée sur la lutte contre la récidive et l’individualisation de la peine, lancée par le ministère de la Justice suscite beaucoup d’espoirs chez les acteurs associatifs judiciaires. Dans sa volonté de limiter les incarcérations, en particulier pour les courtes peines, Christiane Taubira pourra compter sur le soutien de ces derniers qui n’attendent qu’un feu vert et un financement pour renforcer le rôle des enquêtes sociales rapides. L’idée, d’après le référentiel édité par la fédération Citoyens et Justice à destination de ses membres, serait de pousser l’entretien un peu plus loin afin d’obtenir davantage d’informations sur le mis en examen et pouvoir par la suite orienter le magistrat sur une mesure alternative aux poursuites ou de proposer, sans privilégier de piste, des sanctions prenant en compte les possibilités du mis en cause. Par exemple : le paiement d’une amende, la réalisation d’un stage, l’indemnisation de la victime ou l’inscription dans un processus de soin.
Certaines infractions pourraient être encadrées plus spécifiquement comme les violences conjugales ou les conduites en état alcoolique/sous l’emprise de stupéfiants. Des expériences sont déjà menées à cet égard et ont d’ailleurs été évoquées dans le cadre des entretiens réalisées auprès de Citoyens et Justice pendant la conférence du consensus sur le traitement de la récidive. Parmi ces expériences, celle de Marseille qui a développé dans son formulaire, un contenu permettant d’éclaire le magistrat sur la possibilité ou non de relogement du mis en cause dans un centre d’hébergement. Un procédé susceptible d’éviter une incarcération « faute de mieux », par exemple dans le cas d’une violence conjugale. D’autre part, 150 personnes en trois ans ont pu être prises en charge dans un des centres d’hébergement et de réinsertion sociale gérés par l’Apcars à Paris/Île-de-France.
« Aujourd’hui, tout est cloisonné entre le monde judiciaire et le monde social. En particulier, la justice ne sait pas faire avec les personnes malades », déplore Frédéric Lauféron de l’Apcars. « Il manque des passerelles, ce n’est pas structuré par la justice, c’est porté par les associations. Nous pouvons être ce chaînon manquant mais pour cela il faut que les acteurs sur le terrain soient bien identifiés et qu’on leur donne les moyens d’agir ». Aujourd’hui, les aménagements de peine ab initio prévues par la loi de 2009 (faisabilité d’un placement sous surveillance électronique, d’une semi-liberté ou d’un travail d’intérêt général) sont encore peu déployés dans le cadre des enquêtes sociales rapides faute de moyens. « Tout le monde doit comprendre que le coût de l’emprisonnement est considérable », reprend le directeur de l’Apcars. « Et pendant les courtes peines, les conseillers pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP) sont surchargés. Il ne se passe rien pour les détenus, c’est de la garderie », peste-t-il. « Ce que nous proposons coûte 30% moins cher et il y a un vrai contenu. On connaît les personnes, on les voit toutes les semaines ». Un suivi et un accompagnement des délinquants qui pourraient, selon le sens pris par la réforme, constituer un vrai pont entre les chaînes pénales et sociales en France, et par là favoriser la réinsertion et l’absence de récidive.