Les rendez-vous avec Alain se suivent mais ne se ressemblent pas, même s’ils commencent souvent pareil. Julie lui demande s’il a passé un bon week-end à l’hôtel, s’il s’en sort avec son emploi du temps de ministre sans maroquin, s’il n’a pas de problèmes en prison, en gros, si « ça va », comme on demande d’un air détaché au voisin. Bien sûr, vu les circonstances, l’attention portée à la réponse dépasse la simple politesse d’usage.
MAKING OF
Détenu en semi-liberté, Alain dort quatre nuits par semaine en prison et trois à l’hôtel. La journée, il étudie la psychologie et travaille dans un fast-food. Rue89 le retrouve chaque semaine lors de son entretien avec Julie, assistante sociale à l’APCARS.
Alain répond toujours que oui, ça va. Il n’aime pas se plaindre, concède qu’il est crevé tout en soutenant qu’il est en forme, s’arrête là dans l’exposition de lui-même et de ses contradictions.
Mais au bout d’un moment, la discussion finit par s’engouffrer dans une faille. Parfois, ses faiblesses de taulard surgissent, inattendues, et leur aveu nous surprend tous les trois. Ou alors c’est la répétition d’un obstacle, semaine après semaine, qui construit à petites touches son portrait.
Adresse : 42 rue de la Santé
Au dos de la chemise cartonnée à élastiques dans laquelle il trimballe tous ses papiers, Alain a collé une feuille A4 avec son emploi du temps de la semaine. Je l’aperçois quand il part à la recherche d’une attestation de Sécu – enfin, il a réussi à faire rapatrier son dossier à Paris.
Le planning est utile, il dit lui-même avoir une très mauvaise mémoire des dates. Notre rendez-vous de la semaine dernière, par exemple, impossible de se souvenir quel jour c’était.
La Sécu, son employeur, les impôts, la fac, tous utilisent la même adresse pour écrire à Alain : le 42 rue de la Santé. Les plus perspicaces et ceux qui ont l’habitude peuvent facilement deviner qu’il habite en prison. Julie essaie de le convaincre de lâcher cette adresse :
« Vous pouvez être domicilié au Spip [Service pénitentiaire d’insertion et de probation, ndlr] ou dans des associations, pour une durée déterminée. La Santé n’a pas vocation à être votre domicile à long terme. »
Elle ne détaille pas, mais son propos est transparent. La semi-liberté probatoire prend fin en avril : si rien ne vient perturber le plan, Alain passera automatiquement en liberté conditionnelle. Quitter la Santé, même sur une enveloppe, acterait la fin de son parcours carcéral et lui donnerait un nouveau statut.
Scoop : la prison rend claustro
Mine de rien, la prison marque. Un peu comme les anciens SDF qui dorment fenêtre ouverte dans leur nouveau logement, les ex-détenus galèrent avec le concept de liberté.
Alain avait laissé entrevoir cette angoisse une seule fois, en expliquant sa difficulté à dormir à l’hôtel :
« A force d’être enfermés, on a des fois l’impression que les murs rétrécissent. »
Quand il revient là-dessus cette semaine et se dit « un peu claustro », Julie essaie de creuser un peu. Elle lui demande si la chambre d’hôtel lui rappelle sa cellule :
« Non pas vraiment, plutôt le mitard. »
L’assistante sociale fait une drôle de tête :
« Vous le voyez comme une sanction ?
– Non, quand même pas.
– Mais le mitard est une sanction pourtant.
– Quand on est une personne saine d’esprit, on tient le choc. »
Ce qu’il veut dire sort progressivement et tient en peu de mots. Il a « beaucoup de mal à être dehors » mais n’a « pas passé beaucoup de temps dans la chambre » parce qu’il y ressent « une extrême solitude ».
Alors il est resté à la bibliothèque du centre Pompidou, « jusqu’à 22 heures, c’est pas rien ». L’anxiété et la reconnaissance se mélangent :
« L’hôtel me permet de travailler, d’étudier sans les barreaux de la prison et sans avoir besoin de demander des justificatifs. Mon seul problème le week-end, c’est le sommeil. Je passe la nuit les yeux fermés à réfléchir. »
Une générosité maladive
Dormir, c’est pas gagné, manger non plus. Alain tient sur les nerfs. Pour convaincre Julie de sa bonne santé, il promet qu’il prend un repas par jour. Mais les Tickets Restos offerts la dernière fois pour dépanner, il les a « distribués à droite à gauche » :
« Personne ne fait attention aux gens qui crèvent de faim dehors, ils ne donnent pas, c’est le capitalisme. C’est pas de la générosité de ma part, c’est du bon sens. Comparé à eux, moi ça va, j’ai un toit au-dessus de la tête. »
Ce qui se joue là, en fait, a mis plusieurs semaines à venir :
« J’ai toujours noué des liens par le crime, ou dans la rue, ou en détention. Vis-à-vis des gens normaux, il n’y a rien. Le seul lien que j’ai avec eux, c’est l’aide. Il faut être religieux pour croire aux relations désintéressées. Mais moi, je ne suis pas très religieux. »
Julie vérifie qu’elle a bien compris :
« Vous partez du postulat que vous êtes si différents des gens qu’il n’y a aucun point de contact possible ? »
Elle a bien compris.
« Les étudiants autour de moi à la fac, je ne leur parle pas. J’ai des difficultés à suivre les cours, à apprendre, j’ai rendez-vous avec une tutrice pour ça.
Au travail, je ne connais pas mes collègues non plus. En cuisine, je fais la cuisine, en salle je sers les clients. C’est impossible pour moi de leur parler, j’ai une vie totalement différente d’eux.
Quand je parle aux gens, ils sont toujours un peu abasourdis. Le dixième que je leur raconte sur ma vie, ça leur fait peur. Des fois, j’ai l’impression d’être un extraterrestre. »
« Je voulais pas de la conditionnelle »
Grâce à l’association pour laquelle Julie travaille, l’hébergement d’Alain est assuré jusque fin décembre. Le temps passe, il faudrait commencer à parler de la suite, propose l’assistante sociale :
« D’ici la semaine prochaine, je vous demande d’y penser. On travaille au jour le jour, mais essayez de vous projeter un peu. L’idée, c’est pas que le 30 décembre je vous dise : “Au revoir, c’est fini.” »
Ensemble, ils doivent trouver des pistes : poursuivre à l’hôtel, essayer de trouver un appartement… Alain se défend :
« Vous pouvez me mettre partout, même à trente dans une pièce, tant que j’ai un toit sur la tête. »
« L’idée n’est pas que je vous mette quelque part », objecte Julie. Elle insiste pour mettre ce sujet de conversation sur la table très bientôt. Inquiet, Alain semble s’accrocher de toutes ses forces au chambranle de la porte de la Santé :
« Si j’ai rien en avril, je dors à la prison, ça sert à rien de me mettre devant la porte. Déjà, je voulais pas de la conditionnelle. Je voulais faire ma peine, puis ensuite, dehors. »
Pour lire l’article original sur le blog de Camille Polloni, cliquez ici.