Mon expérience dans un centre de « déradicalisation »

Entre juin 2017 et juillet 2018, l’anthropologue David Puaud a intégré comme chercheur le centre Rive, premier programme mis en place en France pour suivre les « radicalisés » en dehors de la prison.

Il vient de rédiger un imposant rapport sur cette expérience inédite. Entretien.

« L’Obs » raconte cette semaine de l’intérieur le fonctionnement des centres de l’association Artemis, chargée depuis un an par l’administration pénitentiaire du suivi de prévenus et de condamnés pour terrorisme en milieu ouvert. Ce nécessaire suivi est apparu brutalement en juillet 2016 après l’assassinat du père Jacques Hamel, à Saint-Etienne-du-Rouvray, par deux djihadistes dont l’un était sous surveillance électronique.

Comment la réponse du milieu associatif a-t-elle pu se monter rapidement ?

A la suite de cet attentat a ressurgi de manière immédiate le débat sur la surveillance et le suivi en milieu ouvert des individus prévenus, c’est-à-dire en attente de jugement, et des condamnés dans des dossiers terroristes bénéficiant d’une libération conditionnelle avec bracelet électronique. L’un des objectifs du gouvernement, notamment dans le plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme (PART) de mai 2016, est de développer des programmes de prise en charge des personnes passées en unités dédiées lors de leur détention afin de maintenir le bénéfice de l’action déjà conduite et de pérenniser la réinsertion.

L’administration pénitentiaire estime, en fait, que les conditions dans lesquelles les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP) interviennent ne sont pas suffisantes. Dans ce contexte, la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) a publié le 9 août 2016 un avis d’appel public à la concurrence « concernant la prise en charge en plateau technique de la radicalisation de personnes sous main de justice, prévenues et condamnées, en dehors des établissements pénitentiaires ».

Début octobre 2016, l’offre de l’Association de Politique criminelle appliquée et de Réinsertion sociale (Apcars) retenue est formalisée. Le centre Rive (Recherche et Intervention contre les Violences extrémistes) a construit son dispositif de prise en charge en milieu ouvert dans la plus grande discrétion. Il a privilégié une approche pluridisciplinaire avec l’apport de chercheurs en psycho-criminologie. Le projet s’inspirait d’une trentaine de dispositifs menés dans le monde en matière de prise en charge de la radicalisation violente et avait intégré l’échec du centre de Pontourny (Indre-et-Loire).

Pendant un an, en 2016, cette structure d’accueil ouvert, fonctionnant sur la base du volontariat, avait montré ses limites, principalement sur la question de la libre adhésion du public, le travail difficile de la réinsertion en milieu rural, la surmédiatisation du centre qui avait contribué à son exposition politique et les réactions fortes des habitants…

Par ailleurs, ce n’était pas forcément opportun de regrouper plusieurs personnes radicalisées sous le même toit. Et l’approche choisie autour des valeurs de la République, avec la levée du drapeau tous les matins, c’était du coup un peu radical…

Comment la criminologie s’est-elle associée au suivi social dans le cadre de cette expérimentation du programme Rive ?

Une équipe de psycho-criminologues a été chargée de « monitorer » la mise en oeuvre des dimensions du programme Rive. Cependant, la mise en oeuvre des outils préconisés dans le manuel et le programme élaborés par les chercheurs n’a été que partielle. Les professionnels étaient formés et s’étaient saisis de quelques outils, visant notamment à évaluer la dangerosité ou pour faire émerger les potentialités des personnes. Cette nouveauté s’est heurtée avec les habitus professionnels de l’équipe fortement ancrés dans les métiers du travail social. A mon avis, ce type de dispositif ne peut être enrichi qu’à partir de l’imbrication forte des savoirs pratiques et expérientiels des professionnels associés dans la durée à des apports en sciences criminelles appliquées.

Pontourny, Rive, Artemis : les portes étroites de la réinsertion

Le dispositif Rive (Recherche et Intervention sur les Violences extrémistes) est resté longtemps secret. Mené entre octobre 2016 et octobre 2018 par l’association Apcars (Association de Politique criminelle appliquée et de Réinsertion sociale) sur une commande de l’administration pénitentiaire, ce dispositif avait pour objectif de « favoriser le désengagement de la violence extrémiste et de réinsérer les personnes qui lui étaient orientées ».

Vingt-trois personnes ont été suivies, principalement des individus prévenus ou condamnés pour des faits de terrorisme, notamment être partis sur zone de guerre. Rive était une expérience totalement inédite pour tenter de gérer la réinsertion des personnes radicalisées et leur suivi sous le contrôle des services pénitentiaires d’insertion et de probation. Auparavant, l’Etat avait brièvement et sans succès mené une tentative de centre de déradicalisation à Pontourny. Rive est aujourd’hui arrêté.

L’association Artemis, membre du Groupe SOS, a pris le relais en ouvrant quatre centres (Paris, Lille, Lyon, Marseille) après avoir été désignée par un nouvel appel d’offres de l’administration pénitentiaire. Ces laboratoires de l’après-terrorisme, qui suivent aujourd’hui 77 personnes de 18 à 44 ans, portent très officiellement l’appellation de « centres de prise en charge individualisée des personnes placées sous main de justice dans le cadre de procédures relatives à des infractions de nature terroriste ou de droit commun susceptibles de connaître une problématique de radicalisation violente »…

En quoi le « mentorat » est-il particulier ?

A l’instar du programme de déradicalisation d’Aarhus au Danemark qui existe depuis 2012 où le mentorat constitue un socle pratique, il permet de repérer de manière sensible les risques et les potentialités des personnes placées sous main de justice dans ce cadre. Le « mentorat » exige une relation partagée entre le mentor et le mentee sur une longue période pour accomplir des fonctions particulières. Pour ceci, le mentor doit utiliser son sens de l’écoute et ses qualités de réflexion pour aider le mentee à analyser ses propres problèmes. Il nécessite le développement d’une empathie méthodologique lui permettant de travailler à partir de « points d’accroches relationnelles ». Ces points peuvent être réciproques entre le mentor référent et la personne suivie pour l’amener patiemment à se « décentrer », à « complexifier » ses propres convictions et/ou croyances morales, religieuses, liées à l’idéologie violente. Il ne s’agit pas de supprimer ces croyances-là, mais de tenter de décaler le point de vue de la personne.

A partir de 2016, on ne parle plus de « déradicalisation » mais de « désengagement ». Quelle est la différence ? Comment analysez-vous les actions menées ?

John Horgan et Tore Bjørgo, respectivement directeur du Centre international d’études du terrorisme de Pennsylvanie et professeur à la Norwegian Police University College, ont théorisé le fondement du désengagement de la radicalisation violente. Selon eux, le désengagement est un processus de délégitimation de la violence. C’est-à-dire que l’individu en cause migre d’un statut actif usant de la violence au sein d’un réseau à un rôle moins actif. Le désengagement se différencie de la déradicalisation, car le but pour cette première méthode demeure le changement de comportement (renonciation à l’utilisation de la violence). Tandis que la déradicalisation vise un changement cognitif, elle s’intéresse plutôt à l’aspect idéologique et psychologique du sujet radicalisé.

C’est à travers un contact avec le « radicalisé », notamment à travers le « mentorat », qu’il est possible d’arriver à lui faire comprendre que la violence n’est pas la voie à prendre pour faire valoir ses idéologies. En France, à partir de 2016, l’expression « désengagement de la violence » remplaça celle de « déradicalisation ». Les mots sont importants, car ils induisent des représentations et orientent des pratiques concrètes sur le terrain.

Ces dispositifs, longtemps secrets, semblent souvent mal compris à l’extérieur. Celui de Rive est aujourd’hui terminé au profit d’Artemis. Qui sont les professionnels que vous avez suivis lors de vos études sur Rive ?

L’équipe Rive était composée d’une directrice docteure en droit, d’un référent cultuel, de plusieurs référents sociaux expérimentés, de psychologues, d’un psychiatre et d’une secrétaire, tous engagés par ailleurs dans une association aux ressources multiples qui vont de la justice restaurative, à l’aide aux victimes et aux centres d’hébergement et de réinsertion sociale… La force majeure de Rive fut de mettre en synergie des pratiques sociales, cultuelles et professionnelles ordinaires pour fonder à travers cette expérimentation une pratique pluridisciplinaire innovante et unique en la matière, au moins dans le contexte français. Le volet recherche était également considéré comme central par la majorité des professionnels Rive, il permettait d’élargir le champ des représentations, d’enrichir la « palette » de réponses à apporter aux personnes placées sous main de justice.

Qu’avez-vous observé dans leurs actions ?

Les chercheurs et les acteurs professionnels travaillant sur ce type de questions s’accordent majoritairement pour stipuler qu’il n’existe pas de recettes. Cependant, certains ingrédients s’avèrent indispensables pour y contribuer. Premièrement, le travail auprès de sujets étiquetés comme « radicalisés » ou placés sous main de justice pour ce type de faits ne peut s’effectuer qu’à partir d’un alliage de ressources pratiques pluridisciplinaires (référents sociaux, cultuels, psychologiques, psychiatres…) configurées en liaison avec des personnes qualifiées dans certaines disciplines universitaires (sciences politiques, histoire, psycho-criminologie, anthropologie, sociologie). A noter que les professionnels de Rive ont permis dans plusieurs situations la rencontre de personnes placées sous main de justice avec des universitaires et chercheurs (notamment de Sciences-Po Paris) pour travailler les questions religieuses en relation avec le contexte géopolitique au Moyen-Orient. La compréhension de certains ressorts psychosociaux liés à la disponibilité biographique du sujet dit « radicalisé » est donc indispensable. Elle est le support préalable à tout type d’intervention.

Quels autres critères peuvent être cités dans cette analyse complexe ?

Il faut comprendre que le désengagement de la projection de sujets radicalisés vers une brutalité extrémiste se joue par « touches » à travers l’harmonisation subtile d’un travail pluridisciplinaire tendant aux remaniements de l’intrastructure de la personne. J’entends par ce terme la structure interne du sujet mise en relation avec son monde environnant sensible (social, familial, affectif, relationnel et cultuel). Pour susciter entre autres des « effets ricochets » voulus ou bien des « résonances communes », il est nécessaire pour le professionnel de tenter de créer avec l’individu dans le temps une relation de confiance progressive basée sur une « empathie méthodologique » – somme toute difficilement évaluable et relative au vu de la contrainte judiciaire, le « mentorat » peut-être l’une de ses formes, mais loin d’être impossible.

Par ailleurs, ce travail sur l’intrastructure des personnes nécessite que les professionnels interviennent également dans leur milieu de vie dans l’objectif de favoriser leur réinsertion sociale, mais également de mieux appréhender les liens relationnels et réseaux (formels et informels) pouvant faire office de « filets sociaux » à l’issue de l’accompagnement sociojudiciaire. Enfin, de manière contiguë et parallèle aux éléments cités ci-dessus, ce travail pluridisciplinaire en réseau doit être l’épine dorsale à un « travail de doute méthodologique progressif » (notamment via le référent cultuel et la discussion autour des textes), ceci dans l’objectif de tendre au décentrement des représentations liées à l’idéologie violente et contribuer à relativiser les croyances de la personne.

Par Mathieu Delahousse – Publié le 12 janvier 2020

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