« J’allais dans la forêt, je creusais et je mettais mon argent »

Le troisième article du blog de Camille Polloni sur la semi liberté, dans notre CHRS Le Safran.

 

Dans la salle d’attente, Alain patiente sagement avec ses cahiers, comme un écolier qui fait ses devoirs. Rien ne laisse penser que quelques minutes plus tard, il va ouvrir les vannes, parler pendant une heure, faire baisser la pression qu’il accumule depuis des mois en racontant par le menu son enfance, ses galères et ses délits. Ce qui l’a conduit jusqu’ici refait surface d’un coup.

 

MAKING OF

Détenu en semi-liberté, Alain dort quatre nuits par semaine en prison et trois à l’hôtel. La journée, il étudie la psychologie et travaille dans un fast-food. Rue89 le retrouve chaque semaine lors de son entretien avec Julie, assistante sociale à l’APCARS.

Au début de l’entretien, il est plus tendu que d’habitude. Julie lui annonce pourtant une bonne nouvelle : après deux week-ends dans deux hôtels différents, Alain pourra s’installer dans la même chambre du XIXe arrondissement de Paris, toutes les fins de semaine. Un petit bureau, un lit simple, pas de télé mais la douche et les WC dans la chambre.

 

« En général, les gens en sont plutôt contents, même si ce n’est pas un cinq étoiles », le rassure Julie. « Oh, je suis pas difficile, tant que j’arrive à dormir. »

 

Mais quelque chose le tracasse. Il recommence à évoquer ses scrupules à cacher sa situation à son employeur. Ressasse ses problèmes de planning, le cadre contraignant de ses horaires de sortie. Tout ça lui pèse, même s’il sait que c’est le contrat.

 

Soudain, il lâche le fond de sa pensée :

 

« Pour l’instant ça roule, tout va bien, mais on verra combien de temps ça dure. A chaque fois que j’essaie de faire quelque chose de bien, je retombe au bout d’un moment. »

 

« J’ai commencé dans la délinquance quand j’avais 10 ans »

 

Cette phrase déclenche un torrent de paroles. Pour ne pas contrarier cet élan, Julie et moi veillons à ne pas l’interrompre. Mais le fil de son récit est plus solide qu’il n’y paraît, il ne risque pas de se briser comme ça.

 

Pour une raison que j’ignore, Alain a vécu sans ses parents depuis son enfance. A-t-il été abandonné ou a-t-il fugué ? Est-il orphelin ? Il se contente d’une formule pudique : « Je n’ai pas eu de parents. »

 

« J’ai commencé dans la délinquance quand j’avais 10 ans. D’abord, tu voles des pommes dans un pavillon, parce que c’est facile. Puis des gâteaux dans un magasin, les enfants aiment les gâteaux. Puis tu as envie d’avoir des vêtements, tu voles des voitures, etc.

 

Pour moi c’était des bêtises, à cet âge-là je ne me rendais pas compte que ce sont des délits. J’ai grandi dans ce milieu-là, dans la rue, où on ne côtoie pas les bonnes personnes. Mais je n’ai jamais agressé les gens, ça fait partie des barrières que je me suis imposées.

 

Je vivais à droite à gauche, chez des amis, leurs parents me voyaient tout le temps. J’aimais pas rester trop longtemps, alors je cherchais des caves où dormir, ou je volais des voitures pour dormir dedans. »

 

Malgré quelques passages au commissariat, sans jamais être condamné étant mineur, Alain a toujours continué l’école.

 

« C’est important le savoir. Si je pouvais apprendre toute ma vie, je serais le plus heureux des hommes. C’est pour ça que j’étudie la psychologie, pas vraiment pour devenir psychologue, mais pour continuer à apprendre. »

 

Condamné en son absence, retrouvé par la police

 

Aux alentours de 18 ans (mais pendant tout son récit, Alain a énormément de mal à se rappeler les dates), il cherche « un moyen de sortir du vol, de faire de l’argent sans faire de mal aux gens, et sans trop se faire attraper ». C’est ce que lui permettent les stupéfiants.

 

« Je n’ai jamais trop aimé la drogue, mais c’était de la drogue douce. J’en ai consommé un peu mais pas beaucoup. »

 

Arrêté pour trafic peu après sa majorité, il passe une semaine en mandat de dépôt sans en être très marqué :

 

« Quand on vit dans la rue, ce n’est pas si méchant que ça. Pour moi, j’étais déjà enfermé dehors, j’avais pas de toit sur la tête. J’étais jeune et inconscient. J’étais avec d’autres jeunes, on rigolait, on ne dormait pas. »

 

Le juge accepte de le libérer sous contrôle judiciaire pour qu’il puisse passer le bac. Sans adresse fixe, il cesse de donner de nouvelles à la justice et finit par être jugé en son absence. Par une torsion logique étonnante, mais assez fréquente chez les personnes en grande difficulté, Alain se persuade que si personne ne l’a prévenu d’un éventuel procès, il ne risque plus rien.

 

« J’ai essayé de travailler. Mais j’ai goûté à l’argent très jeune, je me disais qu’avec l’argent on a le pouvoir et les femmes. Alors j’ai pris deux emplois : je travaillais à Citroën la semaine, pour 2 500 euros par mois environ, et aussi à Pizza Hut le week-end.

 

Dans les stups je me faisais beaucoup, beaucoup plus, mais ça m’apportait beaucoup de problèmes aussi. Je ne voulais plus faire ça : pour moi vendre de la drogue, c’est toucher à la faiblesse des gens. »

 

Quatre ans après son arrestation pour trafic, un contrôle de police le rappelle à la réalité. Il est incarcéré, pour une durée dont il ne se souvient plus très bien une dizaine d’années plus tard. « Au moins un an. »

 

« J’avais rencontré une copine, on allait se marier, elle est tombée des nues. Elle ne savait rien de mon passé. En prison j’ai été buandier, puis j’ai fait une formation dans le bâtiment. Un jour, je me suis retrouvé devant la porte avec toutes mes affaires. »

 

« Mes amis d’enfance sont dans le grand banditisme »

 

En sortant de prison, Alain retourne dans son ancien quartier.

 

« Mes amis d’enfance sont dans le grand banditisme. Ils font des choses qu’un être humain ne devrait pas se permettre. Toute ma vie je suis resté en contact avec eux tout en les évitant, ce sont quand même des personnes assez dangereuses. »

 

Un ami lui donne du travail dans son restaurant, et le laisse y dormir, avant de devoir vendre. Il recueille Alain chez ses parents. Tous ensemble partent en vacances à l’île Maurice. Alain s’installe un peu, trouve du travail, une copine.

 

« Au bout de huit mois je suis allé au consulat, parce que des connaissances m’avaient prévenu : mon visa n’était sans doute valable qu’un mois. Au consulat, on m’a dit qu’il fallait partir le lundi suivant, que j’aurais pu me retrouver en prison. »

 

De retour à Paris, Alain cherche du travail mais « les temps étaient devenus plus difficiles ».

 

« J’ai travaillé au noir pour de grandes entreprises, comme technicien du câble. J’ai câblé tout le sud-est de Paris ! Un peu dans le bâtiment aussi, puis il n’y avait plus de boulot. »

 

Ses économies pour aller au Maroc et en Guadeloupe

 

Il dort en douce avec un ami, dans un foyer « où il n’y avait que des vieux et pas de gardien ». La galère le lasse, il décide de voyager au Maroc (il a rencontré une fille sur Internet) puis en Guadeloupe (« pour comprendre d’où je sortais, voir la partie de ma famille qui vit là-bas »).

 

« J’ai toujours mis de l’argent de côté. J’étais pas le dealer de base, qui achète des grosses voitures et des grosses montres. J’allais dans la forêt, je creusais et je mettais mon argent.

 

Je n’ai pas repris le trafic pour partir en voyage. C’est de l’argent que j’avais planqué, il venait aussi bien de la drogue et du vol que du travail. »

 

Une nouvelle fois, le retour est difficile.

 

« J’avais du mal à manger, j’étais mal à l’aise par rapport à ceux qui m’aidaient. Je suis retourné dans les stups. Dans ma tête je voulais faire de l’argent, pas longtemps, puis aller voir ailleurs, en Australie, au Canada ou en Angleterre. »

 

De nouveau, Alain vit avec une compagne. Mais dans le même temps, il renoue avec de vieilles connaissances, « en sachant que la police les suivait ». Le jugement ne tarde pas : cinq ans de prison pour trafic de stupéfiants. Avant qu’il en parle, je croyais qu’il avait pris « seulement » deux ans. En appel, on lui enlève six mois.

 

« On paie toujours les erreurs de son passé. J’ai perdu mon travail, mon logement et ma femme m’a quitté. Je lui ai conseillé de m’oublier et de jeter toutes mes affaires à la poubelle.

 

Tant qu’à faire, je me suis dit, autant avoir une vraie vie de taulard. Je me suis entouré de personnes qui ont pris de lourdes peines : 20, 25 ans. Ils sont devenus des amis, ma famille. »

 

50 000 euros en un claquement de doigts

 

Aujourd’hui, Alain contraint son esprit à faire la part des choses, à garder une distance avec ce qui l’a tiré vers le fond. Il a l’air tiraillé entre le personnage qu’il a construit en prison et celui qu’il aimerait être. Comme si « le droit chemin » et l’autre étaient séparés par une barrière. Il s’efforce à chaque minute de ne pas la franchir.

 

« Je gagne pas des millions, je mange pas tous les jours à ma faim mais ça va parce que j’ai gardé toute ma tête. En un claquement de doigts, je pourrais avoir 50 000 euros, mais ce serait de l’argent sale dont je n’ai pas besoin. »

 

Très attaché à ses amis rencontrés en prison, il essaie de « les mettre un peu de côté » pour ne pas être rappelé en permanence à l’enfermement.

 

« La semi-liberté est un nouveau chapitre dans les 1 000 vies que j’ai eues. Je pourrais être en colère contre l’administration, mais je m’en suis aussi sorti grâce à certaines personnes de l’administration. Je me sens très redevable envers ceux qui m’ont pris au sérieux et m’ont permis de faire des études. C’est un miracle, j’ai une chance de fou. Tous les matins, quand je me lève, j’ai le sourire. »

 

Alain se tait. Il n’a pas l’habitude de parler si longtemps.

 

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