La «prison sans les murs» de Casabianda, 60 ans et toujours pas d’enfant

Par Erich Inciyan.  Publié sur Mediapart.fr le 27 aout 2009

 

Et revoilà Casabianda ! La «prison sans les murs» de Haute-Corse a droit aujourd’hui à sa énième visite ministérielle. C’est au tour de Jean-Marie Bockel (secrétaire d’Etat à la justice) de braquer l’attention sur cette fameuse « prison aux champs ». Avec les mêmes images de prisonniers qui travaillent la terre corse et jouent à la pétanque, sous le regard débonnaire de surveillants bronzés. Avec la même fraîcheur face à l’absence de mur d’enceinte, de barreaux (ici remplacés par des moustiquaires), de quartier disciplinaire et de miradors dans cet établissement de l’île de
Beauté.

 

Il y a le ciel, le soleil et la mer, la plage et les champs, bien sûr. Le domaine de Casabianda est même coupé par une route nationale et situé à quelques kilomètres du village d’Aléria (deux mille habitants). Et dire que cette exception française ne peut même plus être qualifiée d’«expérimentale» depuis soixante ans qu’elle dure… Le 10 septembre 1958, l’émission Les actualités françaises présentait ainsi cette prison digne de «refaire des hommes utiles
et récupérables pour la société» , un dimanche de pétanque et de pédalo, ainsi qu’«un climat pénitentiaire nouveau qui peut-être les rapprochera de la société ». Plus récemment, le 6 septembre 2006, le JT de France2 évoquait encore ces prisonniers «privilégiés» qui «possèdent eux-mêmes la clef de leur cellule».


L’endroit est bien une prison, c’est-à-dire un espace de privation de liberté, la souffrance, la promiscuité et «l’école du crime» en moins. «Propriété du ministère de la justice. Défense d’entrer», disent les panneaux placés sur les chemins de cette grande plaine d’Aléria et aux extrémités de la plage fréquentée par les détenus.
Les surveillants procèdent à plusieurs appels quotidiens des prisonniers, dans la cour. Le jour, la plupart des détenus vivent et travaillent sur ce domaine de 1480 hectares, avec une grande liberté de mouvement. La nuit, chacun regagne sa cellule individuelle (moustiquaire à la fenêtre) ; les bâtiments des détenus sont alors surveillés par des faisceaux de détection, les coursives et les espaces communs étant placés sous vidéo-surveillance.


On a affaire à «un régime de détention principalement orienté vers la resocialisation des détenus» , indique le ministère de la justice, sur son site. «L’incarcération à Casabianda, bien que dans certains aspects moins pénibles que dans d’autres lieux de détention, n’en reste pas moins une période de privation de liberté et d’éloignement de son environnement, avec tout ce que cela entraîne de pertes pour l’individu (perte familiale, perte d’une situation
sociale, perte de revenus…)» , note l’universitaire Paul- Roger Gondard, dans sa monographie qui précise la singularité du lieu.
Dans cette exploitation qui est aussi l’une des plus grandes fermes de Corse, dotée du label Agriculture biologique depuis 2004, le lever a lieu à 6 heures du matin (une heure de plus, le week-end et les jours fériés). Les inactifs sont fort peu nombreux parmi les 180 hommes détenus. Casabianda se distingue par ses résultats très au-dessus de la moyenne des prisons françaises.
Pour la formation? 205 heures de formation en moyenne par détenu en 2006, au lieu de 63 heures, comme pour l’activité professionnelle, 188 journées travaillées en moyenne par détenu, au lieu de 32 journées.
L’endroit n’a donc pas grand-chose à voir avec un centre de vacances.
Les travaux réalisés dans l’agriculture (orge, blé, huile d’olive), l’élevage (porcs, vaches allaitantes, brebis), la coupe de bois ou le débroussaillage, permettent d’améliorer l’ordinaire de la «cantine» et de se constituer un pécule de sortie. Pour en finir avec la comptabilité, notons enfin que Casabianda coûte moins cher que la moyenne des établissements du secteur public et que le ratio détenu/surveillant y est moins élevé. Une utopie pénitentiaire
?


Ce sont les détenus les «moins dangereux» qui y sont envoyés. A Casabianda, «il n’y a que peu d’incidents, pas de violence, pas de caïdat, pas d’évasion» , notait en juin 2000 le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les prisons françaises. «La menace d’être transféré dans un autre centre de
détention semble très dissuasive, ce qui illustre bien le caractère inégalitaire de la détention, selon l’établissement où l’on se trouve incarcéré.» Il n’y a pas davantage d’agressions graves contre le personnel, ni de suicides, ni de grèves de la faim (zéro en 2006, dans les trois cas). Visiblement, les détenus arrivant à Casabianda n’ont pas envie de replonger dans l’enfer carcéral qu’ils connaissent bien, pour avoir accompli la première partie de leur peine dans un autre établissement.
Sans doute l’ambiguïté du «modèle» de Casabianda reste-t-elle étroitement liée à la typologie des condamnés qui y sont envoyés par l’administration pénitentiaire. Depuis les années 1950, le centre de détention a reçu en effet une grande majorité d’auteurs d’infractions sexuelles. L’administration choisit des détenus qui doivent «inspirer confiance» , note Paul-Roger Gontard dans son travail universitaire. «Ils doivent “mériter” Casabianda.
La “quiétude” du centre de détention est une “variable” dans le choix des détenus. Ce sont donc les “moins dangereux” qui y sont envoyés ; parfois ceux qui ont un projet professionnel autour des espaces verts. Tous ces paramètres entraînent donc une forme “d’homogénéité” de la population carcérale de Casabianda. Chose remarquable toutefois, le critère de l’infraction pénale commise par l’auteur n’est pas un critère de choix mis en
avant» , ajoute l’universitaire.
Depuis les années 2000, la part des auteurs de viols ou d’agressions sexuelles a cependant diminué à Casabianda. Ceux-ci constituaient les trois quarts des détenus en 2008 (une proportion à comparer avec la moyenne nationale des personnes sous écrou pour les mêmes infractions sexuelles; environ 20% du total, ces « pointeurs » étant en outre très généralement maltraités par les autres prisonniers). A Casabianda, la deuxième catégorie était en 2008 celle des auteurs d’homicides, à hauteur de 13% de la population carcérale. Il faut ajouter que l’administration pénitentiaire n’a jamais communiqué de chiffre sur le taux de récidive des détenus sortis de Casabianda.


La visite du secrétaire d’Etat à la justice à Casabianda, ce 26 août 2009, rencontre donc les grands problèmes du système carcéral français qui, hasard du calendrier, sont concentrés dans le film Un prophète qui sort le même jour sur les écrans. Des maux chroniques qui valent à la France d’être régulièrement montrée du doigt par les juridictions internationales (surpopulation, mauvais traitements, suicide des détenus, réinsertion des prisonniers, etc., alors que la «grande loi pénitentiaire» promise par le gouvernement n’a toujours pas été votée à l’Assemblée nationale).
Les plus optimistes diront que ce passage de Jean-Marie Bockel aura le mérite de rappeler la possibilité d’un autre type de prison. Les autres penseront que ce « modèle » de Casabianda n’a pas inspiré les précédents visiteurs et que leurs séjours ont été sans lendemain.


Il y a soixante ans, à l’époque où s’ouvrait Casabianda, le Congrès international de l’Europe réuni à La Haye se prononçait pour le développement de telles prisons «ouvertes». «Le critère de sélection des détenus, en ce qui concerne leur affectation aux établissements ouverts, devrait reposer non sur l’appartenance à une catégorie pénale ou pénitentiaire, ni sur la durée de la peine, mais sur l’aptitude du délinquant à être admis dans un établissement
ouvert et sur le fait que ce traitement a plus de chances de favoriser la réadaptation» , était-il alors indiqué.
Certains pays d’Europe ont depuis suivi la voie, comme la Belgique qui accueille 6% de sa population carcérale dans ce genre d’établissement (0,3% en France…).
«La réforme pénitentiaire initiée à la Libération n’a concerné qu’une minorité de la population carcérale, à savoir les condamnés à de longues peines et quelques établissements maintenant les autres dans un état de vétusté et de pénurie remarquable» ,considère, pour sa part, la chercheuse Hélène Bellanger. «Exceptions dans le parc pénitentiaire, les prisons réformées étaient placées au coeur des discours institutionnels idéalisant la réforme» , ajoute cette spécialiste de la justice pénale, sur le site Criminocorpus.


L’état des prisons françaises est «une honte pour la République», affirmait Nicolas Sarkozy, devant le Parlement réuni en congrès, en juin 2009 à Versailles. «La détention est une épreuve dure, elle ne doit pas être dégradante. Comment espérer réinsérer dans nos sociétés ceux qu’on aura privé pendant des années de toute dignité ?», ajoutait le président de la République, en annonçant la construction de nouveaux établissements. Qui ressembleraient
à Casabianda (avec ses 180 détenus) et pourraient accueillir une partie moins négligeable des 62.000 prisonniers de France ?
Chiche ?

source : Mediapart.fr
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