La réforme pénale : Denis Salas, contre une érosion de la philosophie de l’amendement

Denis Salas*, magistrat, secrétaire général de l’Association française pour l’histoire de la justice a été entendu le 14 mai par la commission des lois du Sénat. Il est aussi directeur scientifique de la revue Les Cahiers de la Justice.

 

 

« On dit toujours que le droit de punir articule la sécurité et la liberté, mais c’est plutôt un compromis entre une réaction nécessaire à l’émotion suscitée par le délit ou par le crime, et la peine encourue en vertu de la loi. Le droit de punir tient à la nécessité de punir pour réparer le trouble causé à la société, et comporte l’exigence d’une individualisation de la peine selon la personnalité. Une innovation de ce projet de loi réside dans la césure entre le procès pénal et l’ajournement de la peine, le temps d’une investigation concernant la personne déclarée coupable dans un délai de quatre mois.

 

Ce n’est pas seulement une mesure procédurale : une fois la culpabilité décidée, il est important de prendre un temps de réflexion pour décider de la peine la plus adaptée. Cette mesure est déjà en usage dans le droit des mineurs ; nous demandions depuis longtemps son extension, afin d’éviter l’automaticité de l’emprisonnement, en particulier dans le cadre des comparutions immédiates.

 

 

L’humanisme chrétien du MRP

 

Votre réflexion (celles des sénateurs) sur ce projet de loi s’inscrit dans un moment particulier de l’histoire de la justice. Les années de l’après-guerre avaient vu se développer la doctrine de l’amendement, c’est-à-dire de l’amélioration du condamné, dans le cadre d’une réflexion globale se réclamant de l’humanisme chrétien, animée par le MRP, notamment François de Menthon et Pierre-Henri Teitgen, qui furent tous deux gardes des sceaux. Ils ont porté les deux grandes lois de 1945 : l’ordonnance sur les mineurs délinquants et la réforme pénitentiaire. Ce moment fondateur de notre droit pénal a été l’œuvre d’anciens déportés, qui connaissaient l’incarcération et qui étaient convaincus de la nocivité de l’enfermement en tant que tel. Ils pensaient la peine comme une pénitence salvatrice, dans le souci principal du reclassement de l’individu.

 

À partir des années quatre-vingt, une autre doctrine a prévalu : celle de l’utilitarisme, de la dissuasion par la mise en place de tout un arsenal pénal ; on n’a plus parlé de « traitement », mais de « réponse pénale », plus de « culpabilité » mais de « dangerosité » et de«mesures de sûreté », etc.

 

Nous assistons, depuis la décennie 2000, à une érosion de la philosophie de l’amendement et à une montée en puissance du modèle de la dissuasion, avec des conséquences connues, en particulier l’accroissement du taux d’incarcération, de 38 % depuis 10 ans, à 110 pour 100 000 habitants, contre 80 en Allemagne. La récidive n’a pas diminué pour autant, tandis que le budget de l’administration pénitentiaire dépasse désormais celui des juridictions.

 

Ce mouvement n’est pas absolument irréversible, et la loi pénitentiaire de 2009 a trouvé un prolongement dans la conférence de consensus et dans le présent projet de loi. La peine n’est plus synonyme de privation de liberté, une place importante est faite aux aménagements et les normes européennes sont traduites en droit interne.

 

 

L’emprisonnement, une sécurité provisoire

 

Je rappelle trois points soulevés par la conférence de consensus. L’emprisonnement, tout d’abord, n’apporte à la société qu’une sécurité provisoire ; le risque de récidive est lié non pas à la gravité des faits commis, mais à la capacité de réinsertion des condamnés. Deuxième idée : la peine de probation, pensée comme peine hors les murs, crédible en elle-même, engloberait l’ensemble des peines non carcérales. Troisièmement, la libération conditionnelle est un droit, non une faveur.

 

Le projet de loi introduit une nouvelle peine de contrainte pénale, en milieu ouvert. La rédaction insiste beaucoup sur les interdits et les obligations, moins sur l’accompagnement. La mesure s’applique à des peines d’emprisonnement encourues inférieures à cinq ans, et sa durée varie de six mois à cinq ans. J’ai beaucoup consulté mes collègues : les magistrats ne comprennent pas le sens de cette peine, parce qu’ils ne savent pas si elle est une alternative à l’incarcération, ni ce qu’elle apporte par rapport au sursis avec mise à l’épreuve (SME). Le message n’est pas clair.

 

Si vous décidez de faire de cette peine une déclinaison du SME, vous aurez manqué votre objet, parce que la peine sera perçue comme une alternative de plus. Vous êtes attendus sur ce point par le corps judiciaire. Il faudrait dire clairement que c’est une peine, en tant que telle, décrochée du délit et donc de l’emprisonnement. Chaque fois qu’une juridiction estimera, après un examen de la personnalité, qu’un suivi renforcé est utile, elle pourra le prononcer : ce sera une peine non pas alternative, mais vraiment substitutive à l’incarcération. Le suivi pourra être court – il est par exemple de six mois à trois ans au Royaume-Uni. Une fois l’individu remis à flot grâce à un logement, un travail, le suivi peut s’interrompre. Je ne comprends pas pourquoi il est envisagé un délai allant jusqu’à cinq ans.

 

 

Le sursis, modération pénale

 

Cette peine de probation redonnera sens aux capacités d’insertion. Pour les jeunes majeurs délinquants, ce peut être une peine réaliste et utile, évitant les courtes peines d’emprisonnement, qui désocialisent et favorisent la récidive. Peine réaliste aussi, parce que c’est un accompagnement qui prévoit les rechutes sans forcément les incriminer. Beaucoup de délits sont punis par des peines d’un ou deux ans d’emprisonnement – l’usage de stupéfiants, les blessures involontaires, l’abandon de famille, la conduite sans permis, les délits de fuites, les conduites en état alcoolique – qui devraient pouvoir, dans certains cas évalués par le juge, faire l’objet d’une contrainte pénale, avec peut-être un ajournement ab initio (dès le début) prononcé par le tribunal correctionnel afin de mener une enquête de personnalité.

 

La loi Bérenger avait créé le sursis en 1891. On oublie toujours qu’il y avait à cette époque une obsession de la récidive, et que ce n’est pas l’arsenal pénal qui nous en a libérés, mais précisément le sursis : c’est lui qui a fait baisser massivement le taux d’incarcération et qui, ajouté à toutes les mesures d’instruction publique et de droit des mineurs, a permis cette modération pénale et cette réinsertion de toute une partie de la population.

 

Vous pouvez inventer à votre tour, aujourd’hui, dans une société marquée par la précarité et la fragilité des liens sociaux, une peine symbolique qui ferait effectivement le pari clair et réfléchi de l’aide individuelle et qui convaincrait l’opinion que la vraie sécurité passe aussi par là.

 

Deuxième réflexion : le projet de loi a renoncé à la libération conditionnelle d’office suggérée par le jury de la conférence de consensus. De fait, une libération conditionnelle automatique, qu’il suffirait d’attendre, me semble faire l’impasse sur le dialogue, l’effort, le processus difficile de reconquête de sa liberté par le détenu. Dans son ouvrage Le Pari de la réinsertion, Philippe Laflaquière montre bien comment, pour les longues peines, la libération conditionnelle est un réapprentissage concret de la liberté. Loin d’être acquise comme un droit, elle est un long cheminement. L’expression de « libération sous contrainte », employée dans le projet de loi, définit ce parcours difficile, qui commence à mi-peine et se dénoue aux deux tiers de la peine. Simplement, ce processus doit être accompagné par le juge d’application des peines et les conseillers d’insertion et de probation ; or je crains que leur formation de juristes ne les prédispose pas à appréhender toute la complexité de ce parcours qui est plutôt de la compétence d’un travailleur social. Il y aura donc là un effort de formation à faire.

 

 

Le récidiviste n’est pas une figure de l’incorrigible

 

Dernier point : l’abaissement à un an pour les primo-délinquants et à six mois pour les récidivistes du quantum de peine devant faire l’objet, en principe, d’un aménagement de peine. Comment comprendre qu’une loi sur l’individualisation des peines vienne ainsi renforcer l’incarcération des récidivistes, alors que c’est souvent le cumul des petites peines qui provoque la rechute ? Il faudrait voir dans le récidiviste non pas une figure de l’incorrigible, mais celui qui attend qu’on l’aide dans sa vulnérabilité et qu’on le reconnaisse dans sa demande de droits sociaux.

 

Sur ce que le projet ne contient pas, je ferai trois réflexions. M. Delarue (le contrôleur général des lieux de privation de liberté) vous l’a dit lui aussi, il ne faut pas oublier le milieu fermé dans la préparation à la réinsertion. L’individualisation est une écriture collective : législative, judiciaire, administrative. Elle commence dès la prison. Un détenu auditionné par la conférence de consensus l’avait bien dit : on sort de prison avec, en poche, une somme variant entre 0 et 50 euros ; il y a dans les prisons un quartier des arrivants, pour atténuer le choc de l’incarcération, mais pas de quartier des sortants pour atténuer le choc de la libération. Il faudrait préalablement obtenir un logement, amorcer les procédures compliquées pour obtenir un RSA et une carte vitale. C’est ainsi que l’on pourrait articuler la politique pénitentiaire et les politiques sociales.

 

Comment comprendre l’oubli de la justice des mineurs dans un projet de loi qui concerne l’individualisation des peines ? Celle-ci a été inventée pour eux ; or on leur applique aujourd’hui la tolérance zéro. Des textes de 2007 et de 2011 ont démantelé, pour reprendre le mot de Pierre Joxe, l’ordonnance de 1945. Certes, le projet de loi supprime les peines plancher, mais ne dit pas un mot des tribunaux correctionnels pour mineurs ou des comparutions à délai rapide, qui sont totalement contraires à l’esprit de l’ordonnance. Il y a urgence à repenser nos politiques pénales pour les mineurs.

 

 

Ne pas oublier les victimes

 

Dernier point : n’oublions pas les victimes. Le projet de loi contient un message implicite à leur intention, un refus de dire une fois de plus que l’accumulation des peines va compenser le mal qui leur a été fait. Si nous continuons cette fuite en avant avec des lois pénales visant à répondre à la supposée attente des victimes, nous sommes dans une impasse. La réinsertion repose sur l’idée que l’auteur du délit appartient à la même société que sa victime. C’est un message humaniste très fort. On pourrait imaginer une contrainte pénale réparatrice, comme il en existe au Canada ou en Italie, qui relie les individus par-delà le délit. Cela se fait beaucoup pour les mineurs. Un exemple : à la suite d’une violence légère commise par des jeunes dans un bus, les chauffeurs se mettent en grève. Le parquet organise une rencontre entre eux, une parole est échangée, des excuses formulées, un dédommagement fixé et accepté par les agents. Et la paix sociale est restaurée. C’est aussi cela, le but de la contrainte pénale : recomposer le vivre-ensemble, ce que la justice pénale ne parvient pas à faire aujourd’hui puisqu’elle sépare les auteurs et les victimes.

 

À l’inverse du message habituel de la dissuasion ou de l’utilitarisme, qui consiste à dire : « tu n’as que ce que tu mérites », ce droit de la probation dit : « tu seras puni, mais tu gardes ta place parmi nous », ou encore, selon le mot de Paul Ricœur : « tu vaux mieux que tes actes ». C’est à la fois une responsabilité politique, une responsabilité pénale, et une solidarité qui sont exigées. Jaurès disait en 1908 au sujet de l’abolition de la peine de mort : « C’est trop commode de créer un abîme entre les coupables et les innocents. Il y a des uns aux autres une chaîne de responsabilité, une part de solidarité. Nous sommes tous solidaires de tous les hommes, même dans le crime ». Nous attendons aujourd’hui, à notre tour, une politique qui prenne à son compte cette part de solidarité dans le traitement pénal. ».

 

Denis Salas (libertes.blog.lemonde.fr)

 

* Denis Salas est l’auteur de nombreux ouvrages dont

Du Procès pénal, PUF (1992) (Quadrige, PUF, 2010).

Le Tiers pouvoir. Vers une autre justice (Hachette Littérature, 1998, Pluriel 2000).

Albert Camus, la juste révolte (Michalon 2002).

La Volonté de punir ; essai sur le populisme pénal, (Paris, Hachette, 2005, Pluriel 2010).

Imaginer la loi; le droit dans la littérature, (dir.), Michalon, 2007.

Les Nouvelles sorcières de Salem, Leçon d’Outreau, (avec Antoine Garapon), Seuil, 2006.

Les Procureurs de la République, (avec Ph. Milburn et K. Kostulski), PUF, 2010.

Les Cent mots de la justice, PUF coll. Que sais-je? 2011.

La Justice dévoyée. Critique des utopies sécuritaires, Les Arènes, 2012.

et son dernier livre, Le courage de juger, entretien avec Frédéric Niel, Bayard, 2014

source : libertes.blog.lemonde.fr
Partagez :