Dans cette prison de Californie, des détenus apprennent à coder sans Internet

Et si la France, lancée à fond de train vers une nouvelle « République numérique », prenait exemple sur la plus vieille prison de Californie ? San Quentin, à deux pas de San Francisco, la seule habilitée à exécuter les condamnés à mort dans l’Etat.

Vous connaissez son nom : vu son histoire pittoresque, l’endroit a toujours été un chouchou d’Hollywood et des fictions télé. Son couloir de la mort abrite 751 personnes, plus que la Floride et le Texas réunis. Avec 4 300 détenus, c’est le plus gros établissement carcéral des Etats-Unis. A peu près autant que Fleury-Mérogis, le plus grand d’Europe (en mai 2014, on y dénombrait 4 056 détenus).

Cette analogie pénitentiaire crée des liens. Au point qu’Axelle Lemaire, la secrétaire d’Etat au Numérique, prévoit d’aller visiter San Quentin pour essayer de comprendre comment, là-bas, on parvient à enseigner le codage à des détenus en respectant la logique sécuritaire de toute prison qui se respecte : sans utiliser Internet.

Imaginez : vous purgez une peine de 20 ans

Le codage, rien que ça ? Restons modeste, il ne s’agit pas de former des ingénieurs. Plutôt d’initier des analphabètes numériques aux réalités de la vie contemporaine, et de leur donner une chance de n’être pas complètement largués à leur libération. En gros, il s’agit de prévenir la récidive.

Imaginez : vous avez pris vingt ans de cabane en 1995. Vous aviez juste 18 ans, et les téléphones portables à cette époque, aux Etats-Unis, étaient encore un truc de riche. Vous saviez à peine vous en servir.

Maintenant, vous zonez dans la banlieue de Los Angeles, en libération conditionnelle, avec l’obligation légale de chercher un travail.

Mais les cabines téléphoniques n’existent plus. Vous ne savez pas surfer sur Internet, ni envoyer un e-mail, ni remplir un document en ligne. Vous ne savez même pas comment acheter un ticket de métro sur les foutues machines automatiques des stations.

Sans parler de Facebook, YouTube, Google, Craigslist (Le Bon Coin de là-bas)… Ces nouveaux trucs dont vous savez par la télé qu’ils structurent désormais la vie du monde libre, notamment de vos gosses qui ont grandi sans vous !

Aider les détenus en vue de leur libération

J’avoue, je n’ai pas enquêté moi-même à San Quentin, ni même dans des prisons plus près de chez moi, où pourtant les administrations pénitentiaires locales collaborent ici et là avec des associations et des entreprises, pour dégrossir numériquement les détenus incarcérés depuis longtemps.

Moi, non, donc, mais la presse états-unienne s’est jetée sur le sujet dès que San Quentin, pionnière, a annoncé son initiative l’an dernier. Un reportage récent, paru en février, a été effectué par deux journalistes de la plateforme multimédia Fusion. Il est complet et fouillé, je vais le résumer et en traduire des passages.

« Voici Code 7370, une classe de programmation informatique destinée aux détenus de San Quentin. Le cours a été lancé l’an dernier par l’association The Last Mile [qui œuvre à la réinsertion des détenus, ndlr], en partenariat avec la société Hack Reactor [qui forme à l’informatique], et l’administration pénitentiaire de Californie.

Les étudiants de Code 7370 sont formés au HTML, au CSS et à Javascript, l’objectif étant d’utiliser ces compétences pour trouver un boulot à leur sortie. »

Des PC non connectés

Etant moi-même une quasi buse en informatique, je ne saurais dire exactement en quoi consistent ces langages, mais, à lire la suite de l’article, il semble que leur connaissance permet de contourner l’absence d’Internet dans l’apprentissage en question :

« Dans les cours, les détenus utilisent des bureaux HP avec double écran. On leur demande par exemple de reconfigurer des sites ayant été mal formatés, et de les recoder eux-mêmes.

Même s’ils construisent des sites, les détenus de Code 7370 ne sont pas connectés au Web. Les règles de la prison leur interdisant Internet, le matériel du cours est préchargé sur leurs ordinateurs. Les enseignants à distance interviennent sur le PC d’un administrateur par le biais d’un grand écran. C’est un peu tordu comme système, mais bon, c’est la prison ! »

Internet, « un peu comme “Matrix” »

L’un des détenus, Nelson Butler, 45 ans, condamné pour meurtre en gang, est ici depuis l’âge de 19 ans. Il n’a jamais – du moins officiellement, parce qu’il y a tout de même une contrebande de téléphones en prison – envoyé d’e-mail, posté sur Facebook, ou pris un selfie :

« Ce que je connais d’Internet, c’est en gros ce que j’ai vu à la télé. Au début, je voyais ça un peu comme “Matrix”. »

Sur un banc voisin, il y a Jason, 31 ans, qui planche sur un document CSS. Contrairement à la majorité de ses codétenus, Jones est assez jeune pour avoir un peu côtoyé l’âge digital dans sa vie antérieure.

Il se souvient qu’il y a neuf ans, les téléphones portables pliables et MySpace étaient les choses les plus cools du monde. Il dit que les cours lui permettent de rester dans le coup :

« Maintenant, quand on voit quelque chose à la télé sur les ordinateurs, on pense : “Eh, je sais comment ils font ça !” »

Les portables plus menaçants que la drogue

Les places pour le cours, qui dure un an, sont rares et chères. Pour le moment, dix-huit détenus seulement en bénéficient. Ce privilège a un prix qu’on n’imagine guère si on ne connaît pas les réalités de la prison : les élus doivent se tenir à carreau, et ça ne facilite pas leur vie de prisonnier.

Ici, j’opère une digression relative au premier volet de l’enquête publiée par Fusion : « Dans le monde digital illicite du système carcéral »

On sait que les téléphones portables sont rigoureusement interdits dans les prisons américaines, ainsi que tout contact par e-mail non autorisé et contrôlé par les autorités. Pour le coup, la première contrebande carcérale concerne les téléphones. C’est autrement plus menaçant pour la sécurité que la contrebande de drogue.

Evidemment, l’interdiction est en permanence contournée, grâce à un trafic actif avec les matons. De coûteuses parades sécuritaires sont mises en place par les administrations pénitentiaires. Et la répression des contrevenants est féroce : beaucoup de mitard, et jusqu’à cinq ans de taule supplémentaire selon les Etats.

Tout cela pour dire que les élus du Code 7370 savent de quoi ils se privent en entrant dans le programme. Mais certains ne le regrettent pas. Comme Kenyatta Leal, 46 ans, libéré après dix-neuf ans d’incarcération. En sortant, il a touché son premier smartphone.

« J’ai tatonné sur YouTube »

Leal avait autrefois écopé de 40 jours de mitard pour avoir possédé un téléphone portable, mais il n’avait jamais tenu entre ses mains un appareil capable de charger des applis, de jouer de la musique en streaming, et d’envoyer des e-mails.

« Dans son nouveau job à RocketSpace, un espace de travail partagé à San Francisco dont le fondateur a embauché Leal après l’avoir rencontré à Code 7370, celui-ci a réalisé qu’il allait devoir rattraper le temps perdu.

“Mon boss m’a donné un Galaxy3 Samsung le premier jour. Je l’ai rapporté chez moi, j’ai tatonné sur YouTube, et j’ai regardé, quoi ? Quatre différentes vidéos sur la manière d’envoyer un e-mail.” »

Plus tard, Leal a trouvé des sites dont il avait entendu parler en prison, comme Wikipédia, et appris à charger de la musique sur Spotify, à garder une trace de ses projets sur Evernote, et à poster des photos sur Instagram :

« Un soir il n’y a pas longtemps, il portait un jeans et un sweat gris à capuche [l’uniforme des geeks de la Silicon Valley, ndlr], et émaillait son discours de truismes tels que “fail fast”, tout en discutant de son plus récent gadget, un smartphone Androïd OnePlus One.

Leal disait que si les prisons se mettaient à enseigner pour de bon les outils techniques de base aux détenus, le processus de réinsertion serait plus facile. »

Des tablettes conçues pour la prison

Je vais arrêter ici la traduction, mais la suite de l’article est passionnante aussi. Elle profile d’autres ex-détenus passés par le cours Code 7370. Et surtout, elle parle d’une étude universitaire sur « les modes de vie délinquants qui conduisent à une inégalité sociale digitale », en repoussant à l’extérieur du vrai monde des populations entières pendant des années.

Avant de conclure, je signale aux lecteurs anglophones la troisième partie de l’enquête de Fusion : « Technologie et monde carcéral peuvent-ils faire bon ménage ? » Même si l’expérience de San Quentin est très médiatisée à cause du programme Code 7370, d’autres prisons américaines essaient de ne pas couper entièrement les détenus du monde actuel.

Notamment cet autre établissement carcéral de la Napa Valley – là où poussent les vignes –, qui expérimente des tablettes spécialement conçues pour les détenus.

Ces tablettes robustes, pas chères, fabriquées aux Etats-Unis, sont connectées à un intranet généré par l’autorité pénitentiaire. Les détenus ont accès à des programmes éducatifs, des jeux, des films, et aussi à des programmes de décrochage de l’alcool ou des drogues. Grâce aux tablettes, ils peuvent avoir des parloirs virtuels avec leurs proches, la connexion transitant par l’Internet de l’administration.

« “On veut être les Google ou les Facebook de la pénitentiaire”, dit le responsable de ce programme pilote. “Notre philosophie consiste à utiliser autant de technologie que possible. Nous voulons que les détenus sortent d’ici meilleurs qu’ils étaient en entrant. ”

Il y a autre chose que l’économie dans la vie

En lisant cette longue enquête de Fusion, je repensais à ce qu’écrivaitsur Rue89 Xavier de La Porte, après l’intervention de Manuel Valls présentant la future loi numérique :

“ Derrière cela, c’est la question des usages qui se pose, et qui n’a été que très peu abordée par le Premier ministre ce jeudi matin. Si l’on veut vraiment instaurer une République numérique, on peut difficilement mettre de côté le fait que bien des usages sociaux sont travaillés par le numérique. En dehors d’une minute où Marisol Touraine, la ministre de la Santé, a évoqué les bouleversements dans le monde médical et le rapport médecin-patient, il n’y en avait que pour l’économie. ”

Les “usages sociaux” en question, il suffit d’en être privé pendant quelques années d’incarcération pour les toucher du doigt, on vient de le voir : chercher un job, faire des courses, acheter un billet de train… Christiane Taubira est-elle sur le coup, ou Axelle Lemaire a-t-elle pensé toute seule à l’isolement numérique des prisons ?

Un dernier pour la route : il y a quelques années, j’ai suivi pour Libération un prisonnier enfermé depuis 25 ans dans un couloir de la mort au Texas. Non seulement il n’avait pas de téléphone portable ni d’ordinateur, mais pas non plus de télévision. Il écrivait sur une antique machine à ruban de tissu. Il ne m’a évidemment jamais parlé d’Internet. Je ne suis pas sûre que c’est ce qui lui manquait le plus.

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